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tiennent la place de quelque chose qu’on ne dit pas, et qu’on devrait dire. Eh bien ! monsieur, eh bien ! qu’est-ce que cela signifie ? Voilà tout ce que je pus tirer de moi ; encore y mêlai-je un soupir, qui en ôtait le peu de force que j’y avais peut-être mis.

Je me retrouvai pourtant ; la présence d’esprit me revint, et la vapeur de ces mouvements qui me tenaient comme enchantée, se dissipa. Je sentis qu’il n’était pas décent de mettre tant de faiblesse dans cette situation-là, ni d’avoir l’âme si entreprise, et je tâchai de corriger cela par une action de courage.

Vous n’y songez pas ! Finissez donc, monsieur, dis-je à Valville, en retirant ma main avec assez de force, et d’un ton qui marquait encore que je revenais de loin, supposé qu’il fût lui-même en état d’y voir si clair ; car il avait eu des mouvements aussi bien que moi. Moi, je crois qu’il vit tout ; il n’était pas si neuf en amour que je l’étais, et dans ces moments-là jamais la tête ne tourne à ceux qui ont un peu d’expérience par devers eux : vous les remuez, mais vous ne les étourdissez point ; ils conservent toujours le jugement, il n’y a que les novices qui le perdent. Et puis dans quel danger n’est-on pas quand on tombe en de certaines mains, quand on n’a pour tout guide qu’un amant qui vous aime trop pour vous mener bien !

Pour moi, je ne courais alors aucun risque avec Valville : j’avoue que je fus troublée, mais à un degré qui étonna ma raison, et qui ne me l’ôta pas ; et cela dura si peu, qu’on aurait pu en abuser, du moins je me l’imagine ; car au fond, tous ces étonnements de raison ne valent rien non plus, on n’y est point en sûreté ; il s’y passe toujours un intervalle de temps où l’on a besoin d’être traitée doucement ; le respect de celui avec qui vous êtes vous fait grand bien.

Quant à Valville, je n’eus rien à lui reprocher là-dessus, aussi lui avais-je inspiré des sentiments. Il n’était pas amoureux, il était tendre ; façon d’être épris qui, au commencement rend le cœur honnête, qui lui donne des mœurs,