Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/124

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cile, et n’achevât de rebuter la délicatesse de son maître. Je n’avais déjà que trop baissé de prix à ses yeux. Il n’osait déjà plus faire tant de cas de l’honneur qu’il y aurait à me plaire, et adieu le plaisir d’avoir de l’amour, quand la vanité d’en inspirer nous quitte ; et Valville était presque dans ce cas-là. Voyez le tort que m’eût fait alors le moindre trait railleur jeté sur moi ; car on ne saurait croire la force de certaines bagatelles sur nous quand elles sont placées ; et la vérité est que les dégoûts de Valville, provenus de là, m’auraient plus fâchée que la certitude de ne plus le voir.

À peine fus-je assise, que je tirai de l’argent pour payer le cocher ; mais madame Dutour, en femme d’expérience, crut devoir me conduire là-dessus, et me trouva trop jeune pour m’abandonner ce petit détail. Laissez-moi faire, me dit-elle, je vais le payer ; où vous a-t-il prise ? Auprès de la paroisse, lui dis-je. Eh ! c’est tout près d’ici, répliqua-t-elle en comptant quelque monnaie. Tenez, voilà ce qu’il vous faut.

Ce qu’il me faut, cela ! dit le cocher, qui lui rendit sa monnaie avec un dédain brutal ; oh ! que nenni : cela ne se mesure pas à l’aune. Mais que veut-il dire avec son aune, cet homme ? répliqua gravement madame Dutour : vous devez être content ; on sait peut-être bien ce que c’est qu’un carrosse, ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on en paie.

Eh ! quand ce serait de demain, dit le cocher, qu’est-ce que cela avance ? Donnez-moi mon affaire, et ne crions pas tant. Voyez de quoi elle se mêle ? Est-ce vous que j’ai menée ? Est-ce qu’on vous demande quelque chose ? Quelle diable de femme avec ses douze sous ! Elle marchande cela comme une botte d’herbes.

Madame Dutour était fière, parée, et, qui plus est, assez jolie ; ce qui lui donnait encore une autre espèce de gloire. Les femmes d’un certain état s’imaginent en avoir plus de dignité, quand elles ont un joli visage ; elles regardent cet avantage-là comme un rang. La vanité s’aide de tout, et remplace ce qui lui manque avec ce qu’elle peut. Ma-