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Le cocher ouvrait la portière pendant que je parlais. Allez, allez, me dit-il, arrivez, ne vous embarrassez pas, mademoiselle ; pardi ! je vous descendrai bien tout seul. Une belle enfant comme vous, qu’est-ce que cela pèse ? C’est le plaisir. Venez, venez, jetez-vous hardiment ; je vous porterai encore plus loin que vous n’iriez sur vos jambes.

En effet, il me prit entre ses bras, et me transporta comme une plume jusqu’à la boutique, où je m’assis tout d’un coup.

Il est bon de vous dire que, dans l’intervalle du transport, je jetai les yeux dans la rue du côté d’où je venais, et que je vis à trente ou quarante pas de là un des gens de Valville, qui était arrêté, et qui avait tout l’air d’avoir couru pour me suivre ; et c’était apparemment là le résultat de ce qu’il avait dit à ce laquais, quand je l’avais vu lui parler à l’oreille.

La vue de ce domestique aposté réveilla toute ma sensibilité sur mon aventure, et me fit encore rougir ; c’était un témoin de plus de la petitesse de mon état ; et ce garçon, quoiqu’il n’eût fait que me voir chez Valville, ne se serait pas, j’en suis sûre, imaginé que je dusse entrer chez moi par une boutique. C’est une réflexion que je fis ; n’en était-ce pas assez pour être fâchée de le trouver là ? Il est vrai que ce n’était qu’un laquais ; mais quand on est glorieuse, on n’aime à perdre dans l’esprit de personne ; il n’y a point de petit mal pour l’orgueil, point de minutie, rien ne lui est indifférent ; et enfin ce valet me mortifia ; d’ailleurs, il n’était là que par l’ordre de Valville, il n’y avait pas à en douter. C’était bien la peine que mon maître fît tant de façon avec cette petite fille-là ! pouvait-il dire en lui-même d’après ce qu’il voyait. Car ces gens-là sont plus moqueurs que d’autres ; c’est le régal de la bassesse, que de mépriser ce qu’ils ont respecté par méprise ; et je craignais que cet homme-ci, dans son rapport à Valville, ne glissât sur mon compte quelque tournure insultante ; qu’il ne se régalât un peu aux dépens de mon domi-