Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/128

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qu’elle tenait, voyez ce qu’il en serait arrivé avec un fiacre ?

De mon côté, j’étais désolée ; je ne cessais de crier à madame Dutour : Arrêtez-vous ! Le cocher s’enrouait à prouver qu’on ne lui donnait pas son compte, qu’on voulait avoir sa course pour rien, témoin les douze sous qui n’allaient jamais sans avoir leur épithète : et des épithètes d’un cocher, on en soupçonne l’incivile élégance.

Le seul intérêt des bonnes mœurs devait engager madame Dutour à composer avec ce misérable ; il n’était pas honnête à elle de soutenir l’énergie de ses expressions ; mais elle en dévorait le scandale en faveur de la rage qu’elle avait d’y répondre ; elle était trop fâchée pour avoir les oreilles délicates.

Oui, malotru ! oui, douze sous, tu n’en auras pas davantage, disait-elle. Et moi je ne les prendrai pas, douze diablesses, répondait le cocher. Encore ne les vaux-tu pas, continuait-elle ; n’est-tu pas honteux, fripon ? quoi ! pour venir d’auprès de la paroisse ici ? quand ce serait pour un carrosse d’ambassadeur. Tiens, jarni de ma vie ! un denier avec, tu ne l’aurais pas : j’aimerais mieux te voir mort, il n’y aurait pas grande perte ; et souviens-toi seulement que c’est aujourd’hui la Saint-Mathieu : bon jour, bonne œuvre ; ne l’oublie pas. Et laisse venir demain, tu verras comme il sera fait. C’est moi qui te le dis, qui ne suis pas une chiffonnière, mais bel et bien madame Dutour, madame pour toi, madame pour les autres, et madame tant que je serai au monde, entends-tu ?

Tout ceci ne se disait pas sans tâcher d’arracher le bâton des mains du cocher qui le tenait, et qui, à la grimace et au geste que je lui vis faire, me parut prêt à traiter madame Dutour comme un homme.

Je crois que c’était fait de la pauvre femme : un gros poing de mauvaise volonté, levé sur elle, allait lui apprendre à badiner avec la modération d’un fiacre, si je ne m’étais pas hâtée de tirer environ vingt sous et de les lui donner.

Il les prit sur-le-champ, secoua l’aune entre les mains de