Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/129

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madame Dutour assez violemment pour l’en arracher, la jeta dans son arrière-boutique, enfonça son chapeau, en me disant : Grand merci, mignonne, sortit de là, et traversa la foule qui s’ouvrit alors, tant pour le laisser sortir que pour livrer passage à madame Dutour, qui voulait courir après lui, que j’en empêchai, et qui me disait que, jour de Dieu ! j’étais une petite sotte. Vous voyez bien ces vingt sous-là, Marianne, je ne vous les pardonnerai jamais, ni à la vie ni à la mort : ne m’arrêtez pas, car je vous battrai. Vous êtes encore bien plaisante avec vos vingt sous, pendant que c’est votre argent que j’épargne ! Et mes douze sous, s’il vous plaît, qui est-ce qui me les rendra (car l’intérêt chez madame Dutour ne s’étourdissait de rien) ? Les emporte-t-il aussi, mademoiselle ? il fallait donc lui donner toute la boutique.

Eh ! madame, lui dis-je, votre monnaie est à terre, et je vous la rendrai, si on ne la trouve pas ; ce que je disais en fermant la porte d’une main, pendant que je tenais madame Dutour de l’autre.

Le beau carillon ! dit-elle, quand elle vit la porte fermée ; ne nous voilà pas mal ! Ah çà, voyons donc cette monnaie qui est à terre, ajouta-t-elle en la ramassant avec autant de sang-froid que s’il ne s’était rien passé. Le coquin est bien heureux que Toinon n’ait pas été ici ; elle vous aurait bien empêchée de jeter l’argent par les fenêtres : mais il faut justement que cette bégueule-là ait été dîner chez sa mère. Malepeste ! elle est un peu meilleure ménagère. Aussi n’a-t-elle que ce qu’elle gagne, et les autres ce qu’on leur donne ; au lieu que vous, Dieu merci, vous êtes si riche, vous avez un si bon trésorier, pourvu qu’il dure !

Eh ! madame, dis-je avec quelque impatience, ne plaisantons point là dessus, je vous prie : je sais bien que je suis pauvre ; mais il n’est pas nécessaire de m’en railler, non plus que des secours qu’on a bien voulu me donner, et j’aime encore mieux y renoncer, n’avoir rien et sortir de chez vous, que d’y demeurer exposée à des discours aussi désobligeants. Tenez, dit-elle, où va-t-elle chercher que je la