Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/136

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me contenais plus pour lui dans cette tranquille indifférence. Ses sentiments me scandalisaient, m’indignaient ; le cœur m’en soulevait. En un mot, ce n’était plus le même homme à mes yeux : les tendresses du neveu, jeune, aimable et galant, m’avaient appris à voir l’oncle tel qu’il était et tel qu’il méritait d’être vu ; elles l’avaient flétri, et m’éclairaient sur son âge, sur ses rides, et sur toute la laideur de son caractère.

Quelle folle et ridicule figure n’a-t-il pas été obligé de faire chez Valville ! Que va-t-il me dire avec son vilain amour qui offense Dieu ? Va-t-il m’exhorter à ne valoir pas mieux que lui sous prétexte des services qu’il me rendra ? me disais-je. Ah ! qu’il est haïssable ! Comment un homme à cet âge-là ne se trouve-t-il pas lui-même horrible ? Être aussi vieux qu’il est, avoir l’air dévot, passer pour un si bon chrétien, et ensuite venir dire en secret à une jeune fille : Ne prenez pas garde à cela ; je ne suis qu’un fourbe, je trompe tout le monde, et je vous aime en débauché honteux qui voudrait bien aussi vous rendre libertine ! Ne voilà-t-il pas un amant bien ragoûtant !

C’étaient là à peu près les petites idées dont je m’occupais pendant qu’il gardait le silence en attendant que la Dutour fût partie.

Enfin, nous restâmes seuls dans la maison. Que cette femme est babillarde ! me dit-il en levant les épaules ; j’ai cru que nous ne pourrions nous en défaire. Oui, lui répondis-je, elle aime assez à parler ; d’ailleurs, elle ne s’imagine pas que vous ayez rien de si secret à me dire.

Que pensez-vous de notre rencontre chez mon neveu ? reprit-il en souriant. Rien, lui dis-je, sinon que c’est un coup de hasard. Vous avez très sagement fait de ne me pas connaître, me dit-il. C’est qu’il m’a paru que vous le souhaitiez ainsi, répondis-je ; et à propos de cela, monsieur, d’où vient est-ce que vous êtes bien aise que je ne vous aie point nommé, et que vous avez fait semblant de ne m’avoir jamais vue ?

C’est, me répondit-il d’un air insinuant et doux, qu’il