Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/139

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cas où vous êtes, que vous n’en soyez inquiète, effrayée. On a beau être jeune, distraite, imprudente, tout ce qu’il vous plaira, on ne saurait pourtant oublier son état, quand il est aussi triste, aussi déplorable que le vôtre ; et je ne dis rien de trop, vous le savez, Marianne : vous êtes une orpheline, et une orpheline inconnue à tout le monde, qui ne tient à qui que ce soit sur la terre, dont qui que ce soit ne s’inquiète et ne se soucie, ignorée pour jamais de votre famille, que vous ignorez de même, sans parents, sans bien, sans ami, moi seul excepté, que vous n’avez connu que par hasard, qui suis le seul qui s’intéresse à vous, et qui, à la vérité, vous suis tendrement attaché, comme vous le voyez bien par la manière dont je vous parle, et comme il ne tiendra qu’à vous de le voir infiniment plus dans la suite : car je suis riche, soit dit en passant ; et je puis vous être d’un grand secours, pourvu que vous entendiez vos véritables intérêts, et que j’aie lieu de me louer de votre conduite : quand je dis de votre conduite, c’est de la prudence que j’entends, et non pas une certaine austérité de mœurs. Il n’est pas question ici d’une vie rigide et sévère qu’il vous serait difficile et peut-être impossible de mener ; vous n’êtes pas même en situation de regarder de trop près à vous là-dessus. Dans le fond, je vous parle ici en homme du monde, entendez-vous ? en homme qui, après tout, songe qu’il faut vivre, et que la nécessité est une chose terrible. Ainsi, quelque ennemi que je vous paraisse de ce qu’on appelle amour, ce n’est pas contre toutes sortes d’engagements que je me déclare ; je ne vous dis pas de les fuir tous : il y en a d’utiles et de raisonnables, de même qu’il y en a de ruineux et d’insensés, comme le serait celui que vous prendriez avec mon neveu, dont l’amour n’aboutirait à rien qu’à vous ravir tout le fruit du seul avantage que je vous connaisse, qui est d’être aimable. Vous ne voudriez pas perdre votre temps à être la maîtresse d’un jeune étourdi que vous aimeriez tendrement et de bonne foi, à la vérité, ce qui serait un plaisir, mais un plaisir bien malheureux, puisque le petit libertin ne vous aimerait pas de même, et qu’au