Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/141

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tendre. Oui, je vous aime, vous le savez ; vous y avez pris garde, et je ne vous apprends rien de nouveau. Je vous aime comme une belle et charmante fille que vous êtes. Ce n’est pas de l’amitié que j’ai pour vous, mademoiselle ; j’ai cru d’abord que ce n’était que cela, mais je me trompais, c’est de l’amour et du plus tendre ; m’entendez-vous à présent ? de l’amour, et vous ne perdez rien au change ; votre fortune n’en ira pas plus mal : il n’y a point d’ami qui vaille un amant comme moi.

Vous, mon amant ! m’écriai-je en baissant les yeux ; vous, monsieur ! je ne m’y attendais pas.

Hélas ! ni moi non plus, reprit-il ; ceci est une affaire de surprise, ma fille. Vous êtes dans une grande infortune ; je n’ai rien vu de si à plaindre que vous, de si digne d’être secouru ; je suis né avec un cœur sensible aux malheurs d’autrui, et je m’imaginais n’être que généreux en vous secourant, que compatissant, que pieux même, puisque vous me regardez aussi comme tel ; et il est vrai que je suis dans l’habitude de faire tout le bien qu’il m’est possible. J’ai cru d’abord que c’était de même avec vous ; j’en ai agi imprudemment dans cette confiance, et il en est arrivé ce que je méritais ; c’est que ma confiance a été confondue : car je ne prétends pas m’excuser, j’ai tort : il aurait été mieux de ne vous pas aimer, j’en serais plus louable, assurément ; il fallait vous craindre, vous fuir, vous laisser là : mais d’un autre côté, si j’avais été si prudent, où en seriez-vous, Marianne ? dans quelles affreuses extrémités alliez-vous vous trouver ? voyez combien ma petite faiblesse ou mon amour (comme il vous plaira de l’appeler) vient à propos pour vous. Ne semble-t-il pas que c’est la Providence qui permet que je vous aime, et qui vous tire d’embarras à mes dépens ? Si j’avais pris garde à moi, vous n’aviez point d’asile, et c’est cette réflexion-là qui me console quelquefois des sentiments que j’ai pour vous ; je me les reproche moins parce qu’ils m’étaient nécessaires, et que d’ailleurs ils m’humilient. C’est un petit mal qui fait un grand bien, un bien infini : vous n’imaginez pas jusqu’où il va. Je vous