Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/142

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ai parlé de cette indigence où vous resteriez au premier jour, si vous écoutiez mon neveu, lui ou tout autre, et ne vous ai rien dit de l’opprobre qui la suivrait, et que voici : c’est que la plupart des hommes, et surtout des jeunes gens, ne ménagent pas une fille comme vous quand ils la quittent ; c’est qu’ils se vantent d’avoir réussi auprès d’elle ; c’est qu’ils sont indiscrets, impudents et moqueurs sur son compte ; c’est qu’ils l’indiquent, qu’ils la montrent, et qu’ils disent aux autres : La voilà ! Oh ! jugez quelle aventure ce serait là pour vous, qui êtes la plus aimable personne de votre sexe, et qui, par conséquent, seriez aussi la plus déshonorée ; car, dans un pareil cas, c’est ce qu’il y a de plus beau qui est le plus méprisé, parce que c’est ce qu’on est le plus fâché de trouver méprisable : non pas qu’on exige qu’une belle fille n’ait point d’amants ; au contraire, n’en eût-elle point, on lui en soupçonne, et il lui sied mieux d’en avoir qu’à une autre, pourvu que rien n’éclate, et qu’on puisse toujours penser, en la voyant, que c’est un grand bonheur que d’être bien venu d’elle : or, ce n’en est plus un quand elle est décriée, et vous ne risquez rien de tout cela avec moi. Vans sentez bien que, du caractère dont je suis, votre réputation ne court aucun hasard ; je ne serais pas curieux qu’on sache que je vous aime, ni que vous y répondez. C’est dans le secret que je prétends réparer vos malheurs, et vous assurer sourdement une petite fortune qui vous mette pour jamais en état de vous passer du secours des gens qui ne me ressembleraient pas, qui seraient plus ou moins riches, mais tous avares, tous amoureux sans tendresse, qui ne vous donneraient qu’une aisance médiocre et passagère, et dont vous seriez pourtant obligée de souffrir l’amour, même en restant chez madame Dutour.

À ce discours, je me sentis saisie d’une douleur si vive, je me fis tant de pitié à moi-même de me voir exposée à l’insolence d’un pareil détail, que je m’écriai en fondant en larmes : Eh mon Dieu, à quoi suis-je réduite ?

Et comme il crut que mon exclamation venait de l’épou-