Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/143

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vante qu’il me donnait : Doucement, me dit-il d’un air consolant et me serrant la main ; doucement, mon aimable et chère fille, rassurez-vous. Puisque nous nous sommes rencontrés, vous voilà hors du péril dont je parle ; il est vrai que vous ne l’éviteriez pas sans moi : car il ne faut pas vous flatter, vous n’êtes pas née pour être une lingère ; ce n’est point une ressource pour vous que ce métier-là ; vous n’y feriez aucun progrès, vous le sentez bien, j’en suis sûr ; et, quand vous vous y rendriez habile, il faut de l’argent pour devenir maîtresse, et vous n’en avez pas, vous seriez donc toujours fille de boutique. Oh ! je vous prie, gagneriez-vous dans cet état de quoi subvenir à tous vos besoins ? et, belle comme vous êtes, manquant de mille choses nécessaires, comment ferez-vous, si vous ne consentez pas que les gens en question vous aident ? et si vous y consentez, quelle horrible situation !

Eh ! monsieur, lui dis-je en sanglotant, ne m’en entretenez plus, ayez cette considération pour moi et pour ma jeunesse. Vous savez que je sors d’entre les mains d’une fille vertueuse qui ne m’a pas élevée pour entendre de pareils discours ; et je ne sais pas comment un homme comme vous est capable de me les tenir, sous prétexte que je suis pauvre.

Non, ma fille, me répondit-il en me serrant les bras ; non, vous ne l’êtes point, vous avez du bien, puisque j’en ai : c’est à moi désormais à vous tenir lieu de vos parents que vous n’avez plus. Tranquillisez-vous ; je n’ai voulu, dans ce que je vous ai dit, que vous inspirer un peu de frayeur utile ; que vous montrer de quelle conséquence il était pour vous, non seulement que nous nous connussions, mais encore que je prisse, sans m’en apercevoir, cette tendre inclination qui m’attache à vous, qui m’humilie pourtant, mais dont je subis humblement la petite humiliation, parce qu’en effet cet événement-ci a quelque chose d’admirable ; oui, la fin de vos malheurs en dépendait : il est certain que sans ce penchant imprévu, je ne vous aurais pas assez secourue : je n’aurais été qu’un homme de bien envers vous,