Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/156

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Je n’allonge mon récit de cette réflexion que pour justifier ce que je vous disais, qui est que je pensais à un article qui m’intéressait plus que mon état ; et cet article, c’était Valville, autrement dit, les affaires de mon cœur.

Vous vous ressouvenez que ce neveu, en me surprenant avec M. de Climal, m’avait dit : Voilà qui est joli, mademoiselle ! Et ce neveu, vous savez que je l’aimais ; jugez combien ce petit discours devait m’être sensible !

Premièrement, j’avais de la vertu ; Valville ne m’en croyait plus, et Valville était mon amant. Un amant, madame, ah ! qu’on le hait en pareil cas ! mais qu’il est douloureux de le haïr ! Et puis, sans doute qu’il ne m’aimerait plus. Ah ! l’indigne ! Oui ; mais avait-il tant de tort ? Ce Climal est un homme âgé, un homme riche ; il le voit à genoux devant moi ; je lui ai caché que je le connaissais, et je suis pauvre ; à quoi cela ressemble-t-il ? quelle opinion peut-il avoir de moi après cela ? Qu’ai-je à lui reprocher ? S’il m’aime, il est naturel qu’il me croie coupable, il a dû me dire ce qu’il m’a dit ; et il est bien fâcheux pour lui d’avoir eu tant d’estime et de penchant pour une fille qu’il est obligé de mépriser. Oui ; mais enfin il me méprise donc actuellement, il m’accuse de tout ce qu’il y a de plus affreux ; il n’a pas hésité un instant à me condamner, pas seulement attendu qu’il m’eût parlé : et je pourrais excuser cet homme-là ! J’aurais encore le courage de le voir ! il faudrait que je fusse bien lâche, que j’eusse bien peu de cœur ! Qu’il eût des soupçons, qu’il fût en colère, qu’il fût outré, à la bonne heure ; mais du mépris, du dédain, des outrages ! mais s’en aller, voir que je le rappelle, et ne pas revenir, lui qui m’aimait, et qui ne m’aime plus apparemment ! Ah ! j’ai bien autre chose à faire qu’à songer à un homme qui se trompe indignement, qui me connaît si mal ! Qu’il devienne ce qu’il voudra : l’oncle est parti, laissons-là le neveu ; l’un est un misérable, et l’autre croit que j’en suis une : ne sont-ce pas là des gens bien regrettables ?