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de tendresse et de fierté contre lui, et qu’à regretter mes hardes ; et de mon état, pas un mot : il n’en avait pas été question, je n’y avais pas pris garde.

Mais le fracas des rues écarta toutes ces idées frivoles, et me fit rentrer en moi-même.

Plus je voyais de monde et de mouvement dans cette prodigieuse ville de Paris, plus j’y trouvais de silence et de solitude pour moi : une forêt m’aurait paru moins déserte ; je m’y serais sentie moins seule, moins égarée. De cette forêt, j’aurais pu m’en tirer : mais comment sortir du désert où je me trouvais ? Tout l’univers en était un pour moi, puisque je n’y tenais par aucun lien à personne.

La foule de ces hommes qui m’entouraient, qui se parlaient, le bruit qu’ils faisaient, celui des équipages, la vue même de tant de maisons habitées, tout cela ne servait qu’à me consterner davantage.

Rien de tout ce que je vois ici ne me concerne, me disais-je ; et un moment après : Que ces gens-là sont heureux ! me disais-je ; chacun d’eux a sa place et son asile. La nuit viendra, et ils ne seront plus ici, ils seront retirés chez eux ; et moi, je ne sais où aller, on ne m’attend nulle part, personne ne s’apercevra que je lui manque ; je n’ai du moins plus de retraite que pour aujourd’hui, et je n’en aurai plus demain.

C’était pourtant trop dire, puisqu’il me restait encore quelque argent, et qu’en attendant que le Ciel me secourût, je pouvais me mettre dans une chambre ; mais qui n’a de retraite que pour quelques jours, peut bien dire qu’il n’en a point.

Je vous rapporte à peu près tout ce qui me passait dans l’esprit en marchant.

Je ne pleurais pourtant point alors, et je n’en étais pas mieux ; je recueillais de quoi pleurer ; mon âme s’instruisait de tout ce qui pouvait l’affliger, elle se mettait au fait de ses malheurs ; et ce n’est pas là l’heure des larmes : on n’en verse qu’après que la tristesse est prise, et presque jamais pendant qu’on la prend ; aussi pleurai-je bientôt. Sui-