Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/163

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lua moi-même, les yeux modestement baissés, pendant que de mon côté je baissais la tête ; et il allait se retirer quand le religieux l’arrêtant par le bras : Non, mon cher monsieur, non, lui dit-il, ne vous en allez pas, je vous conjure, écoutez-moi. Oui, vos dispositions sont très louables, très édifiantes ; vous lui pardonnez, vous lui souhaitez du bien, voilà qui est à merveille ; mais remarquez que vous ne vous proposez plus de lui en faire, que vous l’abandonnez malgré le besoin qu’elle a de votre secours, malgré son offense qui rendrait ce secours si méritoire, malgré cette charité que vous croyez encore sentir pour elle, et que vous vous dispensez pourtant d’exercer : prenez-y garde, craignez qu’elle ne soit éteinte. Vous remerciez Dieu, dites-vous, de la petite mortification qu’il vous a envoyée ; eh bien ! voulez-vous la mériter, cette mortification qui est en effet une faveur ? voulez-vous en être vraiment digne ? redoublez vos soins pour cette pauvre enfant orpheline qui reconnaîtra sa faute, qui d’ailleurs est jeune, sans expérience, à qui on aura peut-être dit qu’elle avait quelques agréments, et qui, par vanité, par timidité, par vertu même, aura pu se tromper à votre égard. N’est-il pas vrai, ma fille ? ne sentez-vous pas le tort que vous avez eu avec monsieur, à qui vous devez tant, et qui, bien loin de vous regarder autrement que selon Dieu, n’a voulu, par les saintes affections qu’il vous a témoignées, par ces douces et pieuses invitations, que vous engager vous-même à fuir ce qui pouvait vous égarer ? Dieu soit béni mille fois de vous avoir aujourd’hui conduite ici ! C’est vous à qui il la ramène, mon cher monsieur, vous le voyez bien ; allons, ma fille, avouez votre faute ; repentez vous-en dans l’abondance de votre cœur, et promettez de la réparer à force de respect, de confiance et de reconnaissance ; avancez, ajouta-t-il, parce que je me tenais éloignée de M. de Climal.

Eh ! monsieur, m’écriai-je alors en adressant la parole à ce faux dévot, est-ce que c’est moi qui ai tort ? comment pouvez-vous me l’entendre dire ? Hélas ! Dieu sait tout ; qu’il nous rende justice ; je n’ai pu m’y tromper, vous le savez