Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/189

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dames, j’entends que je vous en donnerai quelques traits. On ne saurait rendre en entier ce que sont les personnes ; du moins cela ne me serait pas possible ; je connais bien mieux celles avec qui je vis, que je ne les définirais ; il y a des choses en elles que je ne saisis point assez pour les dire, et que je n’aperçois que pour moi, et non pas pour les autres : ou, si je les disais, je les dirais mal ; ce sont des objets de sentiment si compliqués, et d’une netteté si délicate, qu’ils se brouillent dès que ma réflexion s’en mêle ; je ne sais pas par où les prendre pour les exprimer ; de sorte qu’ils sont en moi, et non pas à moi.

N’êtes-vous pas de même ? Il me semble que mon âme, en mille occasions, en sait plus qu’elle n’en peut dire, et qu’elle a un esprit à part, qui est bien supérieur à celui que j’ai d’ordinaire. Je crois aussi que les hommes sont bien au-dessus de tous les livres qu’ils font. Mais cette pensée me mènerait trop loin : revenons à nos dames et à leur portrait. En voici un qui sera un peu étendu, du moins j’en ai peur : et je vous en avertis, afin que vous choisissiez, ou de le passer, ou de le lire.

Ma bienfaitrice, que je ne vous ai pas encore nommée, s’appelait madame de Miran ; elle pouvait avoir cinquante ans. Quoiqu’elle eût été belle femme, elle avait quelque chose de si bon et de si raisonnable dans la physionomie, que cela avait dû nuire à ses charmes, et les empêcher d’être aussi piquants qu’ils auraient dû l’être. Quand on a l’air si bon, on en paraît moins belle ; un air de franchise et de bonté si dominant est tout à fait contraire à la coquetterie ; il ne fait songer qu’au bon caractère d’une femme, et non pas à ses grâces ; il rend la belle personne plus estimable, mais son visage plus indifférent ; de sorte qu’on est plus content d’être avec elle que de la regarder.

Et voilà, je pense, comme on avait été avec madame de Miran ; on ne prenait pas garde qu’elle était belle femme, mais seulement la meilleure femme du monde. Aussi, m’a-t-on dit, n’avait-elle guère fait d’amants, mais beaucoup d’amis, et même d’amies ; ce que je n’ai point de peine à