Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/197

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Eh bien ! soit ; je veux qu’il ait vu arrêter le fiacre (c’est la dame qui parle), et que votre fils ait su où demeure la petite fille : qu’en concluez-vous ? qu’il s’est pris de belle passion pour elle, qu’il va lui sacrifier sa fortune et sa naissance ; qu’il va oublier ce qu’il est, ce qu’il vous doit, ce qu’il se doit à lui-même, et qu’il ne veut plus ni aimer ni épouser qu’elle ? En vérité, est-ce là votre fils ? Le reconnaissez-vous à de pareilles extravagances ? Eh ! c’est à peine ce qu’on pourrait craindre d’un imbécile ou d’un écervelé reconnu pour tel. Je veux croire que la fille lui a plu, mais de la façon dont lui devait plaire une fille de cette sorte-là, à qui on ne s’attache point, et qu’un homme de son âge et de sa condition tâche de connaître par goût de fantaisie, et pour voir jusqu’où cela le mènera : c’est tout ce qu’il en peut être. Ainsi, soyez tranquille, je vous garantis que nous le marierons, si nous n’avons que les charmes de la petite aventurière à combattre. Voilà quelque chose de bien redoutable !

Petite aventurière ! le terme était encore de mauvais augure. Je ne m’en tirerai jamais, me disais-je : cependant, si ces dames en étaient demeurées là, je n’aurais su affirmativement ni qu’espérer, ni que craindre ; mais madame de Miran va éclaircir la chose.

Je serais assez de votre ais, répondit-elle d’un air inquiet, si on ne disait pas que mon fils est triste et de méchante humeur depuis le jour de cette malheureuse aventure, et il est constant que je l’ai trouvé tout changé. Mon fils est naturellement gai, vous le savez ; et je ne le vois plus que sombre, que distrait, que rêveur : ses amis mêmes s’en aperçoivent. Le chevalier qu’il ne quittait point, et avec qui il est si lié, le fatigue et l’importune : il lui fit dire hier qu’il n’y était pas. Ajoutez à cela les courses de ce même laquais dont je vous ai parlé, que mon fils dépêche quatre fois par jour, et avec qui, quand il revient, il a toujours de fort longs entretiens. Ce n’est pas là tout ; j’oubliais de vous dire une chose : c’est que j’ai été ce matin parler au chirurgien qu’on alla chercher pour visiter le pied de la petite personne.