Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/204

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je ne doute pas qu’au lieu d’un homme qui lui ressemblait, ce ne soit lui-même que j’ai vu tantôt ; n’est-il pas vrai ?

Hélas ! madame, lui dis-je après avoir hésité un instant, à peine arrivait-il quand vous êtes venue : j’ai pris sa lettre sans le regarder, et je ne l’ai reconnu qu’à un regard qu’il m’a jeté en partant ; je me suis écriée de surprise : on vous a annoncée, et il s’est retiré.

Du caractère dont il est, dit alors madame de Miran en parlant à son amie, il faut que Marianne ait fait une prodigieuse impression sur son cœur ; voyez à quoi il a pu se résoudre, et quelle démarche : prendre une livrée !

Oui, reprit madame Dorsin, cette action-là conclut qu’il l’aime beaucoup assurément, et voilà une physionomie qui le conclut encore mieux.

Mais ce mariage qui est presque arrêté, madame, dit ma bienfaitrice, cet engagement que j’ai pris de son propre aveu, comment s’en tirer ? Jamais Valville ne terminera ; je vous dirai plus, c’est que je serais fâchée qu’il épousât cette fille, prévenu d’une aussi forte passion que celle-ci me le paraît. Oh ! comment le guérir de cette passion !

L’en guérir, nous aurions de la peine, repartit madame Dorsin : mais je crois qu’il suffira de rendre cette passion raisonnable, et nous le pourrons avec le secours de mademoiselle ; c’est un bonheur que nous ayons affaire à elle ; nous venons de voir un trait du caractère de son cœur qui prouve de quoi sa tendresse et sa reconnaissance la rendront capable pour une mère comme vous ; or, pour déterminer votre fils à remplir vos engagements et les siens, il ne s’agit, de la part de votre fille, que d’un procédé qui sera bien digne d’elle ; c’est qu’il est seulement question qu’elle lui parle elle-même ; il n’y a qu’elle qui puisse lui faire entendre raison. Il vous obéirait pourtant si vous l’exigiez, j’en suis persuadée ; il vous respecte trop pour se révolter contre vous ; mais, comme vous dites fort bien, vous ne voulez pas le forcer, et vous pensez juste ; vous n’en feriez qu’un homme malheureux, qui le deviendrait par complaisance pour vous, qui ne se consolerait pas de l’être devenu, parce