Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/216

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font que je ne saurais y penser sans fondre en larmes : elle vient me voir, elle me parle, elle me chérit, et en agit avec moi comme si j’étais votre sœur : elle m’a même défendu de songer que je suis orpheline, et elle a bien raison ; je ne dois plus me ressouvenir que je le suis ; cela n’est plus vrai. Il n’y a peut-être point de fille, avec la meilleure mère du monde, qui soit si heureuse que moi. Ma bienfaitrice et son fils, à cet endroit de mon discours, me parurent émus jusqu’aux larmes.

Voilà ma situation, continuai-je, voilà où j’en suis avec madame de Miran. Vous qui, à ce qu’on dit, êtes un jeune homme plein de raison et de probité, comme il me l’a semblé aussi, parlez-moi en conscience, monsieur : vous m’aimez ; que me conseillez-vous de faire de votre amour, après ce que je viens de vous dire ? Il faut regarder que les malheureux à qui on fait la charité ne sont pas si pauvres que moi ; ils ont du moins des frères, des sœurs, ou quelques autres parents ; ils ont un pays, ils ont un nom avec des gens qui les connaissent : et moi je n’ai rien de tout cela ; n’est-ce pas là être plus misérable et plus pauvre qu’eux ?

Va, ma fille, me dit madame de Miran, achève, et ne t’arrête point là-dessus. Non, ma mère, repris-je, laissez-moi dire tout : je ne dis rien que de vrai, monsieur, et cependant vous me demandez mon cœur pour m’épouser. Ne serait-ce pas là un beau présent que je vous ferais ? Ne serait-ce pas une cruauté à moi que de vous le donner ? Eh ! mon Dieu, quel cœur vous donnerais-je, sinon celui d’une étourdie, d’une évaporée, d’une fille sans jugement, sans considération pour vous ? Il est vrai que je vous plais ; mais vous ne vous attachez pas à moi seulement à cause que je suis jolie, ce ne serait pas la peine ; et apparemment que vous me croyez d’un bon caractère : et en ce cas, comment pouvez-vous espérer que je consente à un amour qui vous attirerait le blâme de tout le monde, qui vous brouillerait avec toute une famille, avec tous vos amis, avec tous les gens qui vous estiment, et avec moi aussi ; car quel re-