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trer le plus qu’ils pouvaient avec elle, non qu’ils crussent qu’il fallait en avoir, ni qu’elle examinerait s’ils en avaient ; mais afin qu’elle leur fît l’honneur de leur en trouver ; c’était la seule force de l’estime qu’ils avaient pour le sien qui les mettait sur ce ton-là.

Les femmes surtout s’efforçaient de faire preuve d’esprit devant elle, sans exiger qu’elle en fît autant. Ses preuves étaient toujours faites à elle. Ainsi elles ne venaient pas pour voir combien elle avait d’esprit, elles venaient seulement lui montrer combien elles en avaient.

Aussi les laissait-elle étaler le leur tout à leur aise, et ne les interrompait-elle le plus souvent que pour approuver, que pour louer, que pour les remettre en haleine.

Il me semblait lui entendre dire : allons, brillez, mesdames, courage ! et effectivement elles brillaient, ce qui demande beaucoup d’esprit ; et madame Dorsin se contentait de les y aider ; sorte d’inaction ou de désintéressement qui en demande bien davantage, et d’un esprit bien plus mâle.

Vous auriez dit de jolis enfants, qui, pour avoir un juge de leur adresse, venaient jouer devant un homme fait.

Voici encore un effet singulier du caractère de madame Dorsin.

Allez dans quelque maison du monde que ce soit ; voyez-y des personnes de différentes conditions, ou de différents états ; supposez-y un militaire, un financier, un homme de robe, un ecclésiastique, un habile homme dans les arts qui n’a que son talent pour toute distinction, un savant qui n’a que sa science ; ils ont beau être ensemble ; tout réunis qu’ils sont, ils ne se mêlent point, jamais ils ne se confondent ; ce sont toujours des étrangers les uns pour les autres, et comme gens de différentes nations ; toujours des gens mal assortis, qui se servent mutuellement de spectacle.

Vous y verrez aussi une subordination sotte et gênante, que l’orgueil cavalier ou le maintien imposant des uns, et la crainte de s’émanciper dans les autres, conservent entre eux.