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vir, et le concluait avec un plaisir qui la payait de tout ce qu’elle avait fait pour vous.

Votre hardiesse à redemander d’être servi faisait sa récompense ; son sublime amour-propre n’en connaissait point de plus touchante ; et plus là-dessus vous en agissiez sans façon avec elle, plus vous la charmiez, plus vous la traitiez selon son cœur ; et cela est admirable.

Une âme qui ne vous demande rien pour les services qu’elle vous a rendus, sinon que vous en preniez droit d’en exiger d’autres, qui ne veut rien que le plaisir de vous voir abuser de la coutume qu’elle a de vous obliger, en vérité, une âme de ce caractère a bien de la dignité.

Peut-être l’élévation de pareils sentiments est-elle trop délicieuse ; peut-être Dieu défend-il qu’on s’y complaise ; mais, moralement parlant, elle est bien respectable aux yeux des hommes. Venons au reste.

La plupart des gens d’esprit ne peuvent s’accommoder de ceux qui n’en ont guère, ils ne savent que leur dire dans une conversation ; et madame Dorsin, qui avait bien plus d’esprit que ceux qui en ont beaucoup, ne s’avisait point d’observer si vous en manquiez avec elle ; elle n’en désirait jamais plus que vous n’en aviez ; et c’est qu’en effet elle n’en avait elle-même alors pas plus qu’il ne vous en fallait.

Non pas qu’elle vous fît la grâce de régler son esprit sur le vôtre ; il se trouvait d’abord tout réglé ; et elle n’avait d’autre mérite à cela que celui d’être née avec un esprit naturellement raisonnable et philosophe, qui ne s’amusait pas à dédaigner ridiculement l’esprit de personne, et qui ne sentait rapidement le vôtre que pour s’y conformer sans s’en apercevoir.

Madame Dorsin ne faisait pas réflexion qu’elle descendait jusqu’à vous ; vous ne vous en doutiez pas non plus ; vous lui trouviez pourtant beaucoup d’esprit ; et c’est que celui qu’elle gardait avec vous ne servait qu’à vous en donner plus que vous n’en aviez d’ordinaire : et l’on en trouve toujours beaucoup à qui nous en donne.

D’un autre côté, ceux qui en avaient tâchaient d’en mon-