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mère) ; veut-on me l’ôter ? est-ce que je vais la perdre ? On n’est sûr de rien dans l’état où j’étais. Ma condition présente ne tenait à rien ; personne n’était obligé de m’y soutenir ; je ne la devais qu’à un bon cœur, qui pouvait tout d’un coup me retirer ses bienfaits, et m’abandonner sans que j’eusse à me plaindre ; et ce bon cœur, il ne fallait qu’un mauvais rapport, qu’une imposture pour le dégoûter de moi ; et tout cela me roulait dans la tête en m’habillant. Les malheureux ont toujours si mauvaise opinion de leur sort ! Ils se fient si peu au bonheur qui leur arrive !

Enfin me voilà prête ; je sortis dans un ajustement fort négligé, et j’allai monter en carrosse. Je pensais en chemin qu’on me menait chez madame de Miran ; point du tout, ce fut chez M. de Climal qu’on arrêta. Je reconnus la maison ; vous savez qu’il n’y avait pas si longtemps que j’y avais été.

Jugez quelle fut ma surprise ! Oh ! ce fut pour le coup que je me crus perdue. Allons, c’en est fait, me dis-je ; je vois bien de quoi il s’agit. C’est ce misérable faux dévot qui est réchappé, et qui se venge ; je m’attends à mille calomnies qu’il aura inventées contre moi ; il aura tout tourné à sa fantaisie ; il passe pour un homme de bien, et j’aurai beau faire, madame de Miran croira toutes les faussetés qu’il aura dites. Ah ! mon Dieu, le méchant homme !

Et en effet, n’y avait-il pas quelque apparence à ce que j’appréhendais ? Les menaces qu’il m’avait faites en me quittant chez madame Dutour ; cette scène qui s’était passée entre lui et moi chez ce religieux à qui j’avais été me plaindre, et devant qui je l’avais réduit, pour se défendre, à tout ce que l’hypocrisie a de plus scélérat et de plus intrépide ; cette rencontre que j’avais faite de lui à mon couvent ; les signes d’amitié dont m’y avait honorée madame de Miran, qu’il m’avait vu saluer de loin ; la crainte que je ne révélasse, ou que je n’eusse déjà révélé son indignité à cette dame, qu’il voyait que je connaissais ; tout cela, joint au voyage qu’on me faisait faire chez lui, sans qu’on m’en eût avertie, ne semblait-il pas m’annoncer