Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/282

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monde, je reconnais les gens quand je les ai vus. Voyez que cela est difficile ! Si elle est devenue glorieuse, dame ! je n’y saurais que faire. Au surplus, je n’ai que du bien à dire d’elle ; je l’ai connue pour honnête fille ; y a-t-il rien de plus beau ? Je lui défie d’avoir mieux, quand elle serait duchesse ; de quoi se fâche-t-elle ?

À ce dernier mot, la femme de chambre se mit à rire sous sa main et sortit ; pour moi, qui me sentais faible et les genoux tremblants, je me laissai tomber dans un fauteuil qui était à côté de moi, où je ne fis que pleurer et jeter des soupirs.

Mademoiselle de Fare baissait les yeux et ne disait mot. Valville, qui jusque-là n’avait pas encore ouvert la bouche, s’approcha enfin de madame Dutour, et, la prenant par le bras : Madame, allez-vous-en, sortez, je vous en conjure ; faites-moi ce plaisir-là, vous n’y perdrez point, ma chère madame Dutour ; allez, qu’on ne vous voie point davantage ici ; soyez discrète, et comptez de ma part sur tous les services que je pourrai vous rendre.

Eh ! mon Dieu, de tout mon cœur, reprit-elle. Hélas ! je suis bien fâchée de tout cela, mon cher monsieur ; mais que voulez-vous ? Devine-t-on ? Mettez-vous à ma place.

Eh ! oui, madame, lui dit-il, vous avez raison ; mais partez, partez, je vous prie. Adieu, adieu, répondit-elle, je vous fais bien excuse. Mademoiselle, je suis votre servante (c’était mademoiselle de Fare à qui elle parlait.) Adieu, Marianne ; allez, mon enfant, je ne vous souhaite pas plus de mal qu’à moi, Dieu le sait ; toutes sortes de bonheurs puissent-ils vous arriver ! Si pourtant vous voulez voir ce que j’ai apporté dans mon carton, dit-elle encore en s’adressant à mademoiselle de Fare, peut-être prendriez-vous quelque chose. Eh ! non, reprit Valville, non, vous dit-on ; j’achèterai tout ce que vous avez, je le retiens, et vous le payerai demain chez moi. Ce fut en la poussant qu’il parla ainsi, et enfin elle sortit.

Mes larmes et mes soupirs continuaient ; je n’osais pas lever les yeux, et j’étais comme une personne accablée.