Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/326

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faire quelques petites épargnes sur les appointements d’un petit emploi que j’ai, et qu’on me change contre un plus fort ; ainsi, comme vous voyez, nous serions bientôt à notre aise, avec la protection que j’ai. C’est ce que vous saurez de la propre bouche de M. de… (il parlait du ministre) ; car je ne vous dis rien que de vrai, ma chère demoiselle, ajouta-t-il en me prenant la main qu’il voulut baiser.

Le cœur m’en souleva : Doucement, lui dis-je avec un dégoût que je ne pus dissimuler ; point de gestes, s’il vous plaît ; nous ne sommes pas encore convenus de nos faits. Qui êtes-vous, monsieur ? Qui je suis, mademoiselle ? me répondit-il d’un air confus et pourtant piqué. J’ai l’honneur d’être le fils du père nourricier de madame de… (il me nomma la femme du ministre) ; ainsi elle est ma sœur de lait ; rien que cela. Ma mère a une pension d’elle ; ma sœur la sert actuellement en qualité de première fille de chambre ; elle nous aime tous, et elle veut avoir soin de ma fortune. Voilà qui je suis, mademoiselle ; y a-t-il rien là-dedans qui vous choque ? Est-ce que le parti n’est pas de votre goût ?

Monsieur, lui dis-je, je ne songe guère à me marier. C’est peut-être que je vous déplais ? me repartit-il. Non, lui dis-je, mais si j’épouse jamais quelqu’un, je veux du moins l’aimer, et je ne vous aime pas encore ; nous verrons dans la suite. Tans pis, c’est l’effet de mon malheur, me répondit-il. Ce n’est pas que je sois en peine de trouver une femme ; il n’y a pas encore plus de huit jours qu’on me parla d’une, qui aura beaucoup de bien d’une tante, et qui d’ailleurs a père et mère.

Et moi, monsieur, lui dis-je, je suis orpheline, et vous me faites trop d’honneur. Je ne dis pas cela, mademoiselle, et ce n’est pas à quoi je songe ; mais véritablement je ne me serais pas imaginé que vous eussiez eu tant de mépris pour moi, me dit-il ; j’aurais cru que vous y prendriez un peu plus garde, eu égard à l’occurrence où vous êtes, qui est naturellement assez fâcheuse, et n’est pas des plus favorables à votre établissement. Excusez si je vous en parle ;