Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/349

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empêchée de le faire, c’est que je n’ai pas cru qu’il fût à propos, ni honnête à moi de renoncer à M. de Valville pendant qu’on me menaçait pour m’y contraindre ; j’ai pensé que je serais une lâche et une ingrate de montrer si peu de courage en cette occasion-ci, après que M. de Valville lui-même a bien eu celui de m’aimer si tendrement de tout son cœur, et comme une personne qu’on respecte, malgré la situation où il m’a vue, qui était si rebutante, et à laquelle il n’a seulement pas pris garde, sinon que pour m’en aimer et m’en considérer davantage.

Voilà ma raison, monseigneur ; si je vous avais promis de ne le plus voir, il aurait lieu de s’imaginer que je ne me mettrais guère en peine de lui, puisque je n’aurais pas voulu endurer d’être persécutée par l’amour de lui ; et mon intention était qu’il sût le contraire, qu’il ne doutât point que son cœur a véritablement acquis le mien, et je serais bien honteuse si cela n’était pas. Peut-être est-ce ici la dernière fois que je le verrai, et j’en profite pour m’acquitter de ce que je lui dois, et en même temps pour dire à madame de Miran, aussi bien qu’à lui, que ce que la crainte et la menace n’ont pas pu me forcer de faire, je le fais aujourd’hui par pure reconnaissance pour elle et pour son fils. Non, madame, non, ma généreuse mère ; non, monsieur de Valville, vous m’êtes trop chers tous les deux ; je ne serai jamais la cause des reproches que vous souffririez si je restais, ni de la honte qu’on dit que je vous attirerais. Le monde me dédaigne, il me rejette ; nous ne changerons pas le monde, et il faut s’accorder à ce qu’il veut. Vous dites qu’il est injuste ; ce n’est pas à moi à en dire autant, j’y gagnerais trop ; je dis seulement que vous êtes bien généreuse, et que je n’abuserai jamais du mépris que vous faites pour moi des coutumes du monde. Aussi bien est-il certain que je mourrais de chagrin du blâme qui retomberait sur vous ; et, si je ne vous l’épargnais pas, je serais indigne de vos bontés. Hélas ! je vous aurais donc trompée : il ne serait pas vrai que j’aurais le caractère que vous me croyez ; et je n’ai que le parti que je prends, pour montrer que vous