Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/402

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voir, s’il ne renonce pas à son projet ; il n’y a pas jusqu’aux indifférents qui ne le raillent ; en un mot, c’est tout ce qu’il y a de plus mortifiant qu’il faut qu’il essuie ; ce sont des avanies sans fin ; je ne vous en répète pas la moitié. Quoi ! une fille qui n’a rien ! dit-on ; quoi ! une fille qui ne sait qui elle est ! Eh ! comment oserez-vous la montrer, monsieur ? Elle a de la vertu ? Eh ! n’y a-t-il que les filles de ce genre-là qui en ont ? N’y a-t-il que votre orpheline d’aimable ? Elle vous aime ! Eh ! que peut-elle faire de mieux ? Est-ce là un amour si flatteur ? Pouvez-vous être sûr qu’elle vous aurait aimé, si elle avait été votre égale ? A-t-elle eu la liberté du choix ? Que savez-vous si la nécessité où elle était ne lui a pas tenu lieu de penchant pour vous ? Et toutes ces idées-là vous viendront quelque jour dans l’esprit, ajoute-t-on malignement et sottement ; vous sentirez l’affront que vous vous faites à présent, vous le sentirez ; et du moins allez vivre ailleurs, sortez de votre pays, allez vous cacher avec votre femme pour éviter le mépris où vous tomberez ici ; mais, en quelque endroit que vous alliez, n’espérez pas éviter le malheur de la haïr, et de maudire le jour où vous l’avez connue.

Oh ! je n’en pus écouter davantage ; je m’étais tue pendant toutes les humiliations qu’elle m’avait données ; j’avais enduré le récit de mes misères. À quoi m’eût servi de me défendre ou de me plaindre ? Il n’était plus douteux que j’avais affaire à une fille toute déterminée à suivre son penchant : je voyais bien que Valville s’était justifié auprès d’elle, qu’il l’avait gagnée, et qu’elle cherchait à le disculper auprès de moi, pour se dispenser elle-même de le mépriser autant qu’elle s’y était engagée. Je le voyais bien, et mes reproches n’eussent abouti à rien.

Mais cette haine dont elle avait la cruauté de me parler, et qu’on prédisait à Valville qu’il aurait pour moi, ces malédictions qu’il donnerait au jour de notre connaissance, me percèrent le cœur, et poussèrent ma patience à bout.

Ah ! c’en est trop, mademoiselle, m’écriai-je, c’en est trop. Lui, me détester ! Lui, maudire le temps où il m’a