Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/433

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demoiselle ; et comme je suis honnête homme, je pense, autant qu’on peut l’être, j’ai cru que cette qualité, jointe à la fortune que j’ai et qui nous suffirait, pourrait vous déterminer à accepter mes offres.

Il n’y a pas à hésiter sur l’estime que j’en dois faire, elles sont d’une générosité infinie, lui répondis-je ; mais souffrez que je vous le dise encore, y avez-vous bien réfléchi ? Je n’ai rien, j’ignore à qui je dois le jour, je ne subsiste depuis le berceau que par des secours étrangers ; j’ai vu plusieurs fois l’instant où j’allais devenir l’objet de la charité publique ; et tout cela a rebuté M. de Valville, malgré l’inclination qu’il avait pour moi. Monsieur, prenez-y garde.

Ma foi ! mademoiselle, tant pis pour lui, me répondit-il ; ce ne sera jamais là le plus bel endroit de sa vie. Au surplus, vous ne risquez avec moi rien de pareil à ce qui vous est arrivé avec lui ; M. de Valville vous aimait, et moi, mademoiselle, ce n’est pas l’amour qui m’a amené ici. J’avais bien entendu dire que vous étiez belle, mais on n’est pas sensible à des charmes qu’on n’a jamais vus et qu’on ne connaît que par relation. Ainsi ce n’est pas un amant qui est venu vous trouver, c’est quelque chose de mieux ; car qu’est-ce que c’est qu’un amant ? C’est bien à l’amour qu’il appartient de vous offrir un cœur ! Est-ce qu’une personne comme vous est faite pour devenir le jouet d’une passion aussi folle, aussi inconstante ? Non, mademoiselle, non ; qu’on prenne de l’amour pour vous quand on vous voit, qu’on vous aime de tout son cœur, à la bonne heure, on ne saurait s’en dispenser ; moi qui vous parle, je fais comme les autres, je sens qu’actuellement je vous aime aussi, je vous l’avoue ; mais je n’ai pas eu besoin d’amour pour être charmé de vous, je n’ai eu besoin que de savoir les qualités de votre âme ; de sorte que votre beauté est de trop : non pas qu’elle me fâche, je suis bien aise qu’elle y soie, assurément ; un excès de bonheur ne m’empêchera pas d’être heureux ; mais enfin ce n’est pas à cause de cette beauté que je vous ai aimée d’abord, c’est à cause que je suis homme de bon sens ; c’est ma raison qui vous a donné mon