Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/44

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née le voyant si calme et si bon, et si peu disposé à l’offense, avait fini par le respecter. De la vie littéraire, si difficile de son temps et du nôtre, il n’avait pris que la fleur. Des bruits et des tumultes qui se faisaient autour de lui, il avait l’air de ne rien entendre. Des cris, des injures et des blasphèmes, il avait l’art de ne rien savoir. Il se représentait la race des beaux esprits, comme une « armée dans laquelle il y a peu d’officiers-généraux, beaucoup d’officiers subalternes, un nombre infini de soldats ; » c’est-à-dire les auteurs excellents, les grands médiocres, et enfin les tout à fait médiocres, gens dont le talent est de fixer, avec ordre, sur du papier, un certain genre d’idées raisonnables, mais communes. Il n’oubliait même pas les goujats de l’armée, les misérables auteurs au-dessous du médiocre. Or, dans cette armée des intelligences excellentes et les plus viles, son ambition était de ne tenir aucun rang ; il n’en voulait ni à l’épée du capitaine ni au bâton du maréchal de France. Il faisait bande à part, tantôt en tirailleur, tantôt parmi la réserve, le lendemain sur le flanc de l’armée. Il connaissait, comme dit Voltaire, tous les petits sentiers du goût ; mais aussi ne l’a-t-on jamais rencontré sur la grande route. Dans cette ardente mêlée des esprits et des paradoxes, on ne le vit guère élever la voix que deux ou trois fois : un jour, entre autres, pour défendre Inès de Castro qui avait été attaquée, sous son nom, dans un journal. Ainsi, par la tournure de son esprit et de son style, il n’appartenait à aucune des coteries littéraires de son temps ; de même que par la liberté de ses pensées, par l’indépendance de ses opinions et de la sagesse de ses croyances il échappait à toutes les coteries philosophiques. Du temps de