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Je vous parle de mon enfance, parce que vous m’avez conté la vôtre.

Cette concierge avait de petites filles à peu près de mon âge, à qui elle partageait, ou plutôt à qui elle donnait ce qu’elle demandait pour moi au château ; et comme elle se voyait là-dessus à sa discrétion, qu’on ne veillait point sur sa conduite, il lui aurait fallu des sentiments bien nobles et bien au-dessus de son état pour me traiter aussi bien que ses enfants, et pour ne pas abuser en leur faveur du peu de souci qu’on avait de moi.

Madame de Tresle (je parle de ma grand’mère,) qui ne demeurait qu’à trois lieues de nous, et qui ne se doutait pas que cette chère enfant, que cette petite de Tervire fût si délaissée ; qui, quelque temps auparavant, m’avait vue les délices de sa fille, et qui m’aimait en véritable grand’mère, vint un jour pour dîner avec M. le marquis de… son gendre ; il y avait deux mois qu’elle n’était venue.

Quand elle arriva, j’étais à l’entrée de la cour du château, assise à terre, où l’on m’avait mise en fort mauvais ordre.

Au linge que je portais, à ma chaussure, au reste de mes vêtements délabrés et peut-être changés, il était difficile de me reconnaître pour la fille de la marquise.

Aussi madame de Tresle ne jeta-t-elle qu’un regard indifférent sur moi ; et, voyant à quelques pas de là une autre petite fille mieux habillée et plus soignée, qu’on avait assise dans une de ces chaises basses qui servent aux enfants : C’est donc là mademoiselle de Tervire ? dit-elle à une servante de la concierge qui était près de nous. Non, madame, lui répondit cette fille ; la voilà qui se porte bien, ajouta-t-elle en me montrant.

Et en effet, toute mal arrangée que j’étais, avec un bonnet déchiré et des cheveux épars, j’avais l’air du monde le plus frais et le plus sain ; mais aussi je n’étais parée que de ma santé, elle faisait toutes mes grâces.

Quoi ! c’est là ma fille ? c’est dans cet état-là qu’on la laisse ? s’écria madame de Tresle avec une tendresse indignée de l’état où elle me voyait. Allons, venez, qu’on me