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lettres, qu’à la fin elle ne donna plus de ses nouvelles, qu’elle ne m’envoya plus rien, et qu’au bout de deux ans et demi il ne fut pas plus question de moi dans sa mémoire que si je n’avais jamais été au monde.

De sorte que je n’y étais plus que pour madame de Tresle ; son cœur était la seule fortune qui me restât. Indifférente aux parents que j’avais dans le pays, inconnue à ceux que j’avais dans d’autres provinces, incommode à mes deux tantes, avec qui je demeurais (j’entends les deux filles de madame de Tresle,) et même haïe d’elles, à cause des attentions que leur mère avait pour moi ; vous sentez qu’en de pareilles circonstances, et dans ce petit coin de campagne où j’étais comme enterrée, ma vie ne devait intéresser personne.

Ce fut ainsi que je passai mon enfance, dont je ne vous dirai plus rien, et que j’arrivai jusqu’à l’âge de douze ans et quelques mois.

Dans l’intervalle, ces tantes dont je viens de parler, quoique assez laides, et toutes deux les sujets du monde les plus minces du côté de l’esprit et du caractère, trouvèrent cependant deux gentilshommes des environs, qui étaient en hommes ce qu’elles étaient en femmes, qui avaient de quoi vivre tantôt bien tantôt mal, et qui les épousèrent avec ce qu’on appelait leur légitime, qui consistait en quelques parts de vignes, de prés et d’autres terres. Je restai donc seule dans la maison avec madame de Tresle, dont le fils aîné demeurait à plus de quinze lieues de nous, depuis qu’il était marié, et dont le cadet, attaché au jeune duc de…, son colonel, ne le quittait point, et ne revenait presque jamais au pays.

Pendant tout ce temps-là, que disait ma mère ? Rien ; nous n’entendions plus parler d’elle, ni elle de nous. Ce n’est pas que je ne demandasse quelquefois ce qu’elle faisait, et si elle ne viendrait pas nous voir ; mais comme ces questions-là m’échappaient en passant, que je les faisais étourdiment et à la légère, madame de Tresle n’y répondait qu’un mot dont je me contentais, et qui ne me mettait point au fait de ses dispositions pour moi.