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Enfin arriva le temps qui me dévoila ce que l’on me cachait. Madame de Tresle, qui était fort âgée, tomba malade, se rétablit un peu, et n’était plus que languissante ; mais, six semaines après, elle eut une rechute qui l’emporta.

L état où je la vis dans ce dernier accident me rendit sérieuse ; j’en perdis mon étourderie, ma dissipation ordinaire, et cet esprit de petite fille que j’avais encore. En un mot, je m’inquiétai, je pensai, et ma première pensée fut de la tristesse et du chagrin.

Je pleurais quelquefois par des motifs confus d’inquiétude ; je voyais madame de Tresle mal servie par les domestiques, qui la regardaient comme une femme morte. J’avais beau les presser d’agir, d’être attentifs ; ils ne m’écoutaient point ; ils ne se souciaient plus de moi ; et je n’osais moi-même me révolter, ni faire valoir ma petite autorité comme auparavant ; ma confiance baissait, je ne sais pourquoi.

Mes deux tantes venaient de temps en temps à la maison, et elles y dînaient sans me faire aucune amitié, sans prendre garde à mes pleurs, sans me consoler, et si elles me parlaient, c’était d’un ton distrait et sec.

Madame de Tresle même s’en apercevait ; elle en était touchée, et les en reprenait avec une douceur que je remarquais aussi, qui me contristait, et qu’elle n’aurait pas eue autrefois. Il semblait qu’elle leur demandait grâce pour moi, et tout cela me frappait comme une nouveauté qui me menaçait de quelque malheur à venir, de quelque situation fâcheuse ; et si je ne raisonnais pas là-dessus aussi distinctement que je vous le dis, du moins en prenais-je une certaine épouvante qui me rendait muette, humble et timide. Vous savez bien qu’on a du sentiment avant que d’avoir de l’esprit ; sans compter que madame de Tresle, quand ses filles étaient parties, m’éclairait encore par ses manières.

Elle m’appelait, me faisait avancer, me prenait les mains, me parlait avec une tendresse plus marquée que de coutume ; un eût dit qu’elle voulait me rassurer, m’ôter mes