Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/454

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rels et de plus légitimes ? Jugez si cette petite fille aurait bien fait de se montrer ; aussi ne les ai-je jamais oubliés, ces quatre jours que je passai avec elles, et que je passai dans les larmes.

Oui, Marianne, croiriez-vous que je n’y songe encore qu’en frémissant, à cette maison si désolée, où je n’étais plus rien pour qui que ce soit, où je me trouvais seule au milieu de tant de personnes, où je ne voyais plus que des visages la plupart ennemis, quelques-uns indifférents, et tous alors plus étrangers pour moi que si je ne les eusse jamais vus ? car voilà l’impression qu’ils me faisaient. Considérez-moi dans cette chambre où l’on m’avait mise à l’écart, où je me sauvais de la rudesse et de l’aversion de mes tantes, où me retenait l’effroi de paraître à leurs yeux, et où je tremblais seulement en entendant leur voix.

Je croyais dépendre du caprice ou de l’humeur de tout le monde ; il n’y avait personne dans la maison, pas un domestique à qui je ne m’imaginasse avoir obligation de ce qu’il ne me méprisait ou ne me rebutait pas ; et vous devez, ma chère Marianne, juger mieux qu’une autre combien je souffris, moi que rien n’avait préparée à cette étrange sorte de misère, moi qui n’avais pas la moindre idée de ce qu’on appelle peine d’esprit, et qui sortais d’entre les mains d’une grand’mère qui m’avait amolli le cœur par ses tendresses.

Ce ne sont pas là de ces chagrins violents où l’on s’agite, où l’on s’emporte, où l’on a la force de se désespérer ; c’est encore pis que cela ; ce sont de ces tristesses retirées dans le fond de l’âme, qui la flétrissent, et qui la laissent comme morte ; on n’est qu’épouvanté de n’appartenir à personne, mais on se sent comme anéanti en présence de tels parents.

Enfin, ma situation changea ; il n’y avait plus rien à discuter, et le quatrième jour de la mort de madame de Tresle, mes tantes songèrent à s’en retourner chez elles avec leurs maris qui les étaient venus prendre.

Un vieux et ancien domestique qui s’était marié chez madame de Tresle, et qui logeait dans la basse-cour avec toute