Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/466

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

notre état, et il faut être née pour les goûter. Il y a telle personne qui dans le monde aurait pu soutenir les plus grands malheurs, et qui ne trouve pas en elle de quoi soutenir les devoirs d’une religieuse, tout simples qu’ils vous paraissent. Chacun a ses forces ; celles dont on a besoin parmi nous ne sont pas données à tout le monde, quoiqu’elles semblent devoir être bien médiocres ; j’en ai fait l’expérience. C’est à votre âge que je suis entrée ici ; on m’y mena d’abord comme on vous y mène ; je m’y attachai comme vous à une religieuse dont je fis mon amie, ou, pour mieux dire, caressée par toutes celles qui y étaient, je les aimai toutes, et je ne pouvais pas m’en séparer. J’étais une cadette, toute ma famille aidait au charme qui m’attirait chez elles ; je n’imaginais rien de plus doux que d’être du nombre de ces bonnes filles qui m’aimaient tant, pour qui ma tendresse était une vertu, et avec qui Dieu me paraissait si aimable, avec qui j’allais le servir dans une paix si délicieuse. Hélas ! mademoiselle, quelle enfance ! Je ne me donnais pas à Dieu ; ce n’était point lui que je cherchais dans cette maison ; je ne voulais que m’assurer la douceur d’être toujours chérie de ces bonnes filles, et de les chérir moi-même ; c’était là le puéril attrait qui me menait, je n’avais point d’autre vocation. Personne n’eut la charité de m’avertir de la méprise que je pouvais faire, et il n’était plus temps de me dédire quand je connus toute la mienne. J’eus cependant des ennuis et des dégoûts sur la fin de mon noviciat ; mais c’étaient des tentations, venait-on me dire affectueusement, et en me caressant encore. À l’âge où j’étais, on n’a pas le courage de résister à tout le monde ; je crus ce qu’on me disait, tant par docilité que par persuasion ; le jour de la cérémonie de mes vœux arriva, je me laissai entraîner, je fis ce qu’on me disait ; j’étais dans une émotion qui avait arrêté toutes mes pensées ; les autres décidèrent de mon sort, et je ne fus moi-même qu’une spectatrice stupide de l’engagement éternel que je pris.

Ses pleurs recommencèrent ici, et elle n’acheva les der-