Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/468

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Elle tira alors de son sein un billet sans adresse, mais cacheté, qu’elle me donna d’une main tremblante. Puisque je vous fais pitié, ajouta-t-elle, défaites-moi de cela, je vous en conjure ; ôtez-moi ce malheureux billet qui me tourmente, délivrez-moi du péril où il me jette, et que je ne le voie plus. Depuis deux heures que je l’ai reçu, je ne vis pas.

Mais, lui dis-je, vous ne l’avez point lu, il n’est point ouvert. Non, me répondit-elle ; à tout moment j’ai eu envie de le déchirer, à tout moment j’ai été tentée de l’ouvrir, et à la fin je l’ouvrirais, je n’y résisterais pas ; je crois que j’allais le lire quand, par bonheur pour moi, vous êtes venue ; eh ! quel bonheur ! hélas ! je suis bien éloignée de sentir que c’en est un ; je ne sais pas même si je le pense. Ce billet que je viens de vous donner, je le regrette, peu s’en faut que je ne vous le redemande, je voudrais le ravoir ; mais ne m’écoutez point, et si vous le lisez, comme vous en êtes la maîtresse, puisque je ne vous cache rien, ne me dites jamais ce qu’il contient ; je ne m’en doute que trop, et je ne sais ce que je deviendrais si j’en étais mieux instruite.

Eh ! de qui le tenez-vous ? lui dis-je alors, émue moi-même du trouble où je la voyais. De mon ennemi mortel, d’un homme qui est plus fort que moi, plus fort que ma religion, que mes réflexions, me répondit-elle ; d’un homme qui m’aime, qui a perdu la raison, qui veut m’ôter la mienne, qui n’y a déjà que trop réussi, à qui il faut que vous parliez et qui s’appelle…

Elle le nomma alors tout de suite dans le désordre des mouvements qui l’agitaient ; et jugez quelle fut ma surprise, quand elle prononça le nom d’un homme que je voyais presque tous les jours chez madame de Sainte-Hermières, et qui était un jeune abbé de vingt-sept à vingt-huit ans, qui, à la vérité, n’avait encore aucun engagement bien sérieux dans l’état ecclésiastique, qui jouissait cependant d’un petit bénéfice, qui passait pour être très pieux, qui avait la conduite et l’air d’un homme qui l’est beaucoup