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me prier de sa part d’aller dîner chez elle. Cette invitation, à laquelle je me rendis, me parut nouvelle dans les termes où nous en étions toutes deux ; mais ce qui me surprit encore davantage en arrivant, ce fut de voir cette dame reprendre avec moi cet air affectueux et caressant dont il n’était plus question depuis longtemps.

Je la trouvai avec un gentilhomme qui ne venait chez elle que depuis ma disgrâce, et que je ne connaissais moi-même que pour l’avoir rencontré au château dans mes deux dernières visites ; homme à peu près de quarante ans, infirme, presque toujours malade, souvent mourant ; un asthmatique qui avait, disait-on, fort aimé la dissipation et le plaisir, mais à qui sa mauvaise santé et la nécessité de vivre de régime n’avaient laissé d’autre chose à faire que d’être dévot, et dont la mine, au moyen de cette dévotion et de ses infirmités, était devenue maigre, pâle, sérieuse et austère.

Cet homme, comme je vous le dépeins, languissant, à demi mort, d’ailleurs garçon et fort riche, qui, comme je vous l’ai dit, ne m’avait vue que deux fois à travers ses langueurs et son intérieur triste et mortifié, avait pris garde que j’étais jolie et bien faite.

Comme il savait que je n’avais point de fortune ; que ma mère, qui était outrée de ce que je n’avais pas pris le voile, ne demanderait pas mieux que de se défaire de moi ; comme on lui disait d’ailleurs que, malgré mon inconstance passée dans l’affaire de ma vocation, je ne laissais pas cependant que d’avoir de la sagesse et de la douceur ; il se persuada, puisque je manquais de bien, que ce serait une bonne œuvre que de m’aimer jusqu’à m’épouser, qu’il y aurait de la piété à se charger de ma jeunesse et de mes agréments, et à les retirer, pour ainsi dire, dans le mariage. Ce fut dans ce sens-là qu’il en parla à madame de Sainte-Hermières.

Elle qui était bien aise de réparer l’affront que je lui avais fait en restant dans le monde, qui voyait que la maison de ce gentilhomme ne valait guère moins qu’un couvent, et qu’en me mariant avec lui je lui ferais presque autant