Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/50

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ne restait plus dans la voiture qu’un chanoine de Sens et moi, qui paraissais n’avoir tout au plus que deux ou trois ans. Le chanoine s’enfuit, pendant que, tombée dans la portière, je faisais des cris épouvantables, à demi étouffée sous le corps d’une femme qui avait été blessée, et qui, malgré cela, voulant se sauver, était retombée dans la portière où elle mourut sur moi, et m’écrasait.

Les chevaux ne faisaient aucun mouvement, et je restai dans cet état un bon quart d’heure, toujours criant, et sans pouvoir me débarrasser.

Remarquez qu’entre les personnes qui avaient été tuées, il y avait deux femmes ; l’une belle et d’environ vingt ans, et l’autre d’environ quarante ; la première fort bien mise, et l’autre habillée comme le serait une femme de chambre.

Si l’une des deux était ma mère, il y avait plus d’apparence que c’était la jeune et la mieux mise, parce qu’on prétend que je lui ressemblais un peu, du moins à ce que disaient ceux qui la virent morte, et qui me virent aussi, et que j’étais vêtue d’une manière trop distinguée pour n’être que la fille d’une femme de chambre.

J’oubliais à vous dire qu’un laquais, qui était un des cavaliers de la voiture, s’enfuit blessé à travers les champs, et alla tomber de faiblesse à l’entrée d’un village voisin, où il mourut sans dire à qui il appartenait ; tout ce qu’on put tirer de lui, un moment avant qu’il expirât, c’est que son maître et sa maîtresse venaient d’être tués : mais cela n’apprenait rien.

Pendant que je criais sous le corps de cette femme morte qui était la plus jeune, cinq ou six officiers qui couraient la poste passèrent, et, voyant quelques personnes étendues mortes auprès du carrosse qui ne bougeait, entendant un enfant qui criait dedans, s’arrêtèrent à ce terrible spectacle, ou par la curiosité qu’on a souvent pour les choses qui font une certaine horreur, ou pour voir ce que c’était que cet enfant qui criait, et pour lui donner du secours. Ils regardent dans le carrosse, y voient encore un homme tué, et cette femme morte tombée dans la portière, où ils jugeaient bien par mes cris que j’étais aussi.