Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/51

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Quelqu’un d’entre eux, à ce qu’ils ont dit depuis, voulait qu’ils se retirassent, mais un autre, ému de compassion pour moi, les arrêta, et, mettant le premier pied à terre, alla ouvrir la portière où j’étais, et les autres le suivirent. Nouvelle horreur qui les frappe : un côté du visage de cette dame morte était sur le mien, et elle m’avait baignée de son sang. Ils repoussèrent cette dame toute sanglante, et me retirèrent de dessous elle.

Après cela, il s’agissait de savoir ce qu’on ferait de moi, et où l’on me mettrait : ils voient de loin un petit village, où ils concluent qu’il faut me porter, et me donnent à un domestique qui me tenait enveloppée dans un manteau.

Leur dessein était de me remettre entre les mains du curé de ce village, afin qu’il me cherchât quelqu’un qui voulût bien prendre soin de moi ; mais ce curé, chez qui tous les habitants les conduisirent, était allé voir un de ses confrères ; il n’y avait chez lui que sa sœur, fille très pieuse, à qui je fis tant de pitié qu’elle voulut bien me garder, en attendant l’aveu de son frère ; il y eut même un procès-verbal de fait sur tout ce que je vous ai dit, et qui fut écrit par une espèce de procureur fiscal du lieu.

Chacun de mes conducteurs ensuite donna généreusement pour moi quelque argent, qu’on mit dans une bourse dont on chargea la sœur du curé ; après quoi tout le monde s’en alla.

C’est de la sœur de ce curé que je tiens tout ce que je viens de vous raconter.

Je suis sûre que vous en frémissez ; on ne peut, en entrant dans la vie, éprouver d’infortune plus grande et plus bizarre. Heureusement je n’y étais pas quand il m’arriva ; car ce n’est pas y être que de l’éprouver à l’âge de deux ans.

Je ne vous dirai point ce que devint le carrosse, ni ce qu’on fit des voyageurs tués ; cela ne me regarde point.

Quelques-uns des voleurs furent pris trois ou quatre jours après, et, pour comble de malheur, on ne trouva, dans les habits des personnes qu’ils avaient assassinées,