Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/501

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dre à sa réflexion. À personne, reprit-elle ; ce sont des mesures que je viens de prendre pour toi. Je n’ai plus de fils ; depuis près de vingt ans qu’on n’a entendu parler du mien, je le crois mort ; et quand il vivrait, ce serait la même chose pour moi ; non que j’aie encore aucun ressentiment contre lui ; s’il vit, je prie Dieu de le bénir, et de le rendre honnête homme ; mais ni l’honneur de la famille, ni la religion, ni les bonnes mœurs qu’il a violées, ne me permettent de lui laisser mon bien.

Je voulus l’interrompre ici pour essayer de l’attendrir sur ce malheureux fils ; mais elle ne m’écouta point.

Tais-toi, me dit-elle, mon parti est pris. Ce n’est point par humeur que je suis inflexible ; il n’est pas question ici de bonté, mais d’une indulgence folle et criminelle qui nuirait à l’ordre et à la justice humaine et divine. L’action de Dursan fut affreuse ; le misérable ne respecta rien et tu veux que je donne un exemple d’impunité, qui serait peut-être funeste à ton fils même, si jamais tu en as un ! Si le mien, comme a fait autrefois ton père, qui fut traité avec trop peu de rigueur, s’était marié, je ne dis pas à une fille de condition, mais du moins de bonne famille, ou simplement de famille honnête quoique pauvre, en vérité, je me serais rendue ; je n’aurais pas regardé au bien, et je ne serais pas aujourd’hui à lui faire grâce ; mais épouser une fille de la lie du peuple, et d’une famille connue pour infâme parmi le peuple ! je n’y saurais penser qu’avec horreur. Revenons à ce que je disais.

Il ne me reste pour tout héritier que ton oncle Tervire, qui était déjà assez riche, et qui l’est de ton bien ; il a profité durement du malheur de ton père, m’a-t-on dit ; il ne l’a jamais ni consolé ni secouru. Il se réjouirait encore du malheur de mon fils et du sujet de mes larmes ; ainsi je ne veux point de lui ; il jouit d’ailleurs de l’héritage de tes pères, et n’en prend pas plus d’intérêt à ton sort. Je songe aussi que tu n’as pas grand secours à attendre de ta mère ; tu mérites une meilleure situation que celle où tu resterais, et ma succession servira du moins à faire la fortune d’une