Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/506

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sure, pour être maltraité par des gens comme eux, et sur lequel il ne se sont jetés que par surprise.

À ces mots, le garde et son camarade insistèrent pour me persuader qu’il ne méritait point de grâce, et continuèrent de l’apostropher désagréablement ; mais je leur imposai silence avec indignation.

En arrivant, je ne les avais trouvés que brutaux ; et depuis qu’il avait dit quelques paroles, je les trouvais insolents. Taisez-vous, leur dis-je, vous parlez mal ; éloignez-vous mais ne vous en allez pas.

Et puis, m’adressant à lui : Vous ont-ils ôté votre gibier ? lui dis-je. Non, mademoiselle, me répondit-il, et je ne saurais trop vous remercier de la protection que vous avez la bonté de m’accorder dans cette occasion. Il est vrai que je chasse, mais pour un motif qui vous paraîtra sans doute bien pardonnable ; c’est pour un gentilhomme qui a beaucoup de parents dans la noblesse de ce pays-ci, qui en est absent depuis longtemps, et qui est arrivé avant-hier avec ma mère. En un mot, mademoiselle, c’est pour mon père ; je l’ai laissé malade, ou du moins très indisposé dans le village prochain, chez un paysan qui nous a retirés ; et comme vous jugez bien qu’il y vit assez mal, qu’il n’y peut trouver qu’une nourriture moins convenable qu’il ne faudrait, et qu’il n’est guère en état de faire beaucoup de dépense, je suis sorti tantôt pour aller dans la ville, qui n’est plus qu’à une demi-lieue d’ici, vendre un petit bijou que j’ai sur moi ; en sortant j’ai pris ce fusil dans l’intention de chasser en chemin, et de rapporter à mon père quelque chose qu’il pût manger avec moins de dégoût que ce qu’on lui donne.

Vous voyez bien, Marianne, que voilà un discours assez humiliant à tenir ; cependant, dans tout ce qu’il me dit là, il n’y eut pas un ton qui n’excitât mes égards autant que ma sensibilité, et qui ne m’aidât à distinguer l’homme d’avec sa mauvaise fortune ; il n’y avait rien de si opposé que sa figure, et son indigence.

Je suis fâchée, lui dis-je, de n’être pas venue assez tôt