Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/519

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nomie. Je la trouvai hier chez moi, qui venait d’arriver de vingt lieues d’ici.

Et de chez qui sort-elle ? dit ma tante. Comment a-t-on pu se défaire d’un si excellent sujet ? Est-ce que sa maîtresse est morte ? C’est cela même, repartit madame Dorfrainville, qui avait prévu la question, et qui ne s’était pas fait un scrupule d’imaginer de quoi y répondre. Elle sort de chez une dame qui mourut ces jours passés, qui en faisait un cas infini, qui m’en a dit mille fois des choses admirables, et qui la gardait depuis quinze ou seize ans. Je sais d’ailleurs qui elle est, je connais sa famille ; elle appartient à de fort honnêtes gens, et enfin je suis sa caution. Elle venait même dans l’intention de rester chez moi ; du moins n’a-t-elle pas voulu, dit-elle, entrer dans aucune des maisons qu’on lui propose, sans savoir si je ne la retiendrais pas ; mais comme je ne suis pas mécontente de la mienne, qu’il vous en faut une, je vous la cède, ou, pour mieux dire, je vous en fais présent ; car c’est un véritable présent.

Il ne fallait pas moins que ce petit roman-là, ajusté comme vous le voyez, pour engager madame Dursan à la prendre, et pour la guérir des dégoûts qu’elle avait d’employer une autre femme à son service après celle qu’elle avait perdue.

Eh bien ! madame, quand me l’enverrez-vous ? lui dit-elle. Tout à l’heure, répondit madame Dorfrainville ; elle ne viendra pas de loin, puisqu’elle se promène sur la terrasse de votre jardin, où je l’ai laissée. Quelque mérite, quelque raison qu’elle ait, je n’ai pas voulu qu’elle fût présente à son éloge ; elle ne sait pas aussi bien que moi tout ce qu’elle vaut, et il n’est pas nécessaire qu’elle le sache ; nous nous passerons bien qu’elle s’estime tant ; elle n’en vaudrait pas mieux, ajouta-t-elle en riant, et peut-être même en vaudrait-elle moins. Vous voilà instruite, c’en est assez ; il n’y a plus qu’à dire à un de vos gens de la faire venir.

Non, non, dis-je alors, je vais l’avertir moi-même ; et je sortis en effet pour l’aller prendre. Je me doutai qu’elle