Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/523

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non a vécu, une fille, quelque aimable qu’elle soit, se trouve comme enterrée, et n’est un danger pour personne.

Ma tante, à ce discours, levait les épaules et ne disait plus rien.

Dursan le fils revenait de temps en temps avec son père. Madame Dorfrainville les amenait tous deux et les descendait au haut de l’avenue, d’où ils passaient dans le bois, où j’allais les voir quelques moments ; et la dernière fois que le père y vint, je le trouvai si malade, il avait l’air si livide et si bouffi, les yeux si morts, que je doutai très sérieusement qu’il pût s’en retourner ; je ne me trompais pas.

Il ne s’agit plus de moi, ma chère cousine ; je sens que je me meurs, me dit-il ; il y a un an que je languis, et depuis trois mois mon mal est devenu une hydropisie qu’on n’a pas aperçue d’abord, et dont je n’ai pas été en état d’arrêter le progrès.

Madame Dorfrainville m’a donné un médecin depuis que je suis chez elle, m’a procuré tous les secours qu’elle a pu ; mais il y a apparence qu’il n’était plus temps, puisque mon mal a toujours augmenté depuis. Aussi ne me suis-je efforcé de venir aujourd’hui ici que pour vous recommander une dernière fois les intérêts de ma malheureuse famille.

Après tout ce que je vous ai dit, lui repartis-je, ce n’est plus ma faute si vous n’êtes pas tranquille. Mais laissons là cette opinion que vous avez d’une mort prochaine ; tout infirme et tout affaibli que vous êtes, votre santé se rétablira dès que vos inquiétudes cesseront ; ouvrez d’avance votre cœur à la joie. Dans les dispositions où je vois ma tante pour madame Dursan, quand nous lui avouerons tout, je la défie de vous refuser votre grâce : cet aveu ne tient plus à rien ; nous le ferons peut-être demain, peut-être ce soir ; il n’y a point d’heure à présent dans la journée qui ne puisse en amener l’instant ; ainsi, soyez en repos, tous vos malheurs sont passés. Il faut que je me retire, je ne puis disparaître pour longtemps ; mais madame Dursan va venir ici ; elle vous confirmera les espérances que je vous donne, et elle pourra vous dire combien vous m’êtes chers tous trois.