Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/54

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Je passe tout le temps de mon éducation dans mon bas âge, pendant lequel j’appris à faire je ne sais combien de petites nippes de femme, industrie qui m’a bien servi dans la suite.

J’avais quinze ans plus ou moins (car on pouvait s’y tromper) quand un parent du curé, qui n’avait que sa sœur et lui pour héritiers, leur fit écrire de Paris qu’il était dangereusement malade, et cet homme, qui leur avait souvent donné de ses nouvelles, les priait de se hâter de venir l’un ou l’autre, s’ils voulaient le voir avant qu’il mourût. Le curé aimait trop son devoir de pasteur pour quitter sa cure, et fit partir sa sœur.

Elle n’avait pas d’abord envie de me mener avec elle ; mais, deux jours avant son départ, voyant que je m’attristais beaucoup, et que je soupirais : Marianne, me dit-elle, puisque vous craignez tant mon absence, consolez-vous ; je veux bien que vous ne me quittiez point, et j’espère que mon frère le voudra bien aussi. Il me vient même actuellement des vues pour vous : j’ai dessein de vous faire entrer chez quelque marchande, car il est temps de songer à devenir quelque chose ; nous vous aiderons toujours pendant que nous vivrons, mon frère et moi, sans compter ce que nous pourrons vous laisser après notre mort : mais cela ne suffit pas, nous ne saurions vous laisser beaucoup ; le parent que je vais trouver et dont nous sommes héritiers, je ne le crois pas fort riche, et il vous faut choisir un état qui puisse contribuer à vous établir. Je vous dis cela, parce que vous commencez à être raisonnable, ma chère Marianne, et je souhaiterais bien, avant que de mourir, avoir la consolation de vous voir mariée à quelque honnête homme, ou du moins en situation de l’être avantageusement pour vous : il est bien juste que j’aie ce plaisir-là.

Je me jetai entre ses bras après ce discours, je pleurai et elle pleura : car c’était la meilleure personne que j’aie jamais connue ; et de mon côté j’avais le cœur bon, comme je l’ai encore.

Le curé entra là-dessus. Qu’est-ce ? dit-il à sa sœur, je