Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/55

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crois que Marianne pleure. Elle lui dit alors ce dont nous parlions, et le dessein qu’elle avait de me mener à Paris avec elle. Je le veux bien, dit-il ; mais si elle y reste, nous ne la verrons donc plus, et cela me fait de la peine, car je l’aime, la pauvre enfant : nous l’avons élevée, je suis bien vieux, et ce sera peut-être pour toujours que je lui dirai adieu.

Il n’y avait rien de si touchant que cet entretien, comme vous le voyez : je ne répondis point au curé, mais en revanche, je me mis à sangloter de toute ma force ; cela les attendrit encore davantage, et le bonhomme alors s’approchant de moi : Marianne, me dit-il, vous partirez avec ma sœur, puisque c’est pour votre bien, et que je dois le préférer à tout. Nous vous avons tenu lieu de vos parents, que Dieu n’a pas permis que vous connussiez, non plus que personne de votre famille ; ainsi, ne faites jamais rien sans nous consulter pendant que nous vivons ; et si ma sœur vous laisse bien placée à Paris, sans quoi il faut que vous reveniez, écrivez-nous dans toutes les occasions où vous aurez besoin de nos conseils ; pour nous, nous ne vous manquerons jamais.

Je ne vous rapporterai point tout ce qu’il me dit encore avant que nous partissions. J’abrège ; car je m’imagine bien que toutes ces minuties de mon âge vous ennuient ; cela n’est pas fort intéressant, et il me tarde d’en venir à d’autres choses ; j’en ai beaucoup à dire, et il faut que je vous aime bien pour m’être mise en train de vous faire une histoire qui sera très longue ; je vais barbouiller bien du papier ; mais je ne veux pas songer à cela, il ne faut pas seulement que ma paresse le sache : avançons toujours.

Nous partîmes donc, la sœur du curé et moi, et nous voilà à Paris ; il fallait presque le traverser tout entier pour arriver chez le parent dont j’ai parlé.

Je ne saurais vous dire ce que je sentis en voyant cette grande ville, et son fracas, et son peuple, et ses rues. C’était pour moi l’empire de la lune : je n’étais plus à moi, je ne me ressouvenais plus de rien ; j’allais, j’ouvrais les yeux, j’étais étonnée, et voilà tout.