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le-champ, et qui monta tout de suite en carrosse, après nous avoir tous salués d’un air qui avait de la dignité, quoique très-honnête, et qui ne sentait point la politesse de campagne. Tout le monde le remarqua, et je le remarquai plus que les autres.

Elle était assise à côté d’un vieux ecclésiastique qui allait plaider à Paris. Ma compagne et moi, nous remplissions le fond du devant ; celui du derrière était occupé par un homme âgé, indisposé, et par sa femme. Dans l’autre portière étaient un officier et la femme de chambre de la dame avec qui je voyageais, et qui avait encore un laquais qui suivait le carrosse à cheval.

Cette inconnue que nous prîmes en chemin était grande, bien faite ; je lui aurais donné près de cinquante ans, cependant elle ne les avait pas : on eût dit qu’elle relevait de maladie, et cela était vrai. Malgré sa pâleur et son peu d’embonpoint, on lui voyait les plus beaux traits du monde, avec un tour de visage admirable, et je ne sais quoi de fin, qui faisait penser qu’elle était une femme de distinction. Toute sa figure avait un air d’importance naturelle qui ne vient pas de fierté, mais de ce qu’on est accoutumé aux attentions, et même aux respects, de ceux avec qui l’on vit dans le grand monde.

À peine avions-nous fait une lieue depuis la buvette, que le mouvement de la voiture incommoda notre nouvelle venue.

Je la vis pâlir, ce qui fut bientôt suivi de maux de cœur.

On voulut faire arrêter, mais elle dit que ce n’était pas la peine, et que cela ne durerait pas ; et comme j’étais la plus jeune de toutes les personnes qui occupaient les meilleures places, je la pressai beaucoup de se mettre à la mienne, et l’en pressai d’une manière aussi sincère qu’obligeante.

Elle parut extrêmement touchée de mes instances, me fit sentir combien elle les estimait de ma part, et mêla même quelque chose de si flatteur pour moi dans ce qu’elle me répondit, que mes empressements en redoublèrent ; mais il n’y eut pas moyen de la persuader, et en effet son indisposition se passa.