Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/568

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rendre une réponse pressée. Je sais ce que c’est, répondit-elle ; il n’a qu’un mot à me dire, et je vais lui parler dans mon carrosse, après quoi je reviens sur-le-champ. Madame, ajouta-t-elle en s’adressant à l’inconnue, ne pensez plus à ce qui vous est arrivé depuis que vous êtes ici ; tranquillisez-vous sur votre état présent, et voyez en quoi nous pouvons vous être utiles pour le reste de vos affaires. Votre situation doit intéresser tous les honnêtes gens, et en vérité on est trop heureux d’avoir occasion de servir les personnes qui vous ressemblent.

L’inconnue ne la remercia que par des larmes de tendresse, et qu’en lui serrant les mains dans les siennes. Il faut avouer, me dit-elle ensuite, que j’ai du bonheur dans mes peines, quand je songe par qui je suis secourue ; que ce n’est ni par mes amis, ni par mes alliés, ni par aucun de ceux avec qui j’ai passé une partie de ma vie, ni par mes enfants mêmes ; car j’en ai, mademoiselle ; toute la France le sait, et tout cela me fuit, m’abandonne. J’aurais sans doute indignement péri au milieu de tant de ressources, sans vous, mademoiselle, à qui je suis inconnue, sans vous qui ne me devez rien, et qui, avec la sensibilité la plus prévenante, avec toutes les grâces imaginables, me tenez lieu tout à la fois d’amis, d’alliés et d’enfants ; sans votre amie que je rencontrai avec vous dans cette voiture ; sans cette pauvre fille qui m’a servie (souffrez que je la compte, son zèle et ses sentiments la rendent digne de l’honneur que je lui fais) ; enfin sans votre hôtesse qui ne m’a jamais connue, et qui n’a passé son chemin que pour venir s’attendrir sur moi ; voilà les personnes à qui j’ai l’obligation de ne pas mourir dans les derniers besoins, et dans l’obscurité la plus étonnante pour une femme comme moi. Qu’est-ce que c’est que la vie et que le monde est misérable !

Eh ! mon Dieu, madame, lui répondis-je aussi touchée qu’il est possible de l’être, commencez donc, comme vous en a tant priée madame Darcire, commencez par perdre de vue tous ces objets-là ; je vous le répète aussi bien qu’elle ; donnez-nous le plaisir de vous voir tranquille ; conso-