Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/569

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solez-nous nous-mêmes du chagrin que vous nous faites.

Eh bien ! voilà qui est fini, me dit-elle ; vous avez raison ; il n’y a ni adversité ni tristesse que tant de bonté de cœur ne doive assurément faire cesser. Parlons de vous, mademoiselle ; où est cette mère que vous êtes venue retrouver, et qu’il y a si longtemps que vous n’avez vue ? Dites-m’en des nouvelles. Est-ce que vous n’êtes pas encore avec elle ? Est-ce qu’elle est absente ? Ah ! mademoiselle, qu’elle doit vous aimer, qu’elle doit s’estimer heureuse d’avoir une fille comme vous ! Le ciel m’en a donné une aussi ; mais ce n’est pas elle dont j’ai à me plaindre, il s’en faut bien. Elle ne prononça ces derniers mots qu’avec un extrême serrement de cœur.

Hélas ! madame, lui répondis-je en soupirant aussi, vous parlez de la tendresse de ma mère. Si je vous disais que je n’ose pas me flatter qu’elle m’aime, et que ce sera bien assez pour moi si elle n’est pas fâchée de me voir, quoiqu’il y ait près de vingt ans qu’elle m’ait perdue de vue ; mais il ne s’agit pas de moi ici, nous nous entretiendrons de ce qui me regarde une autre fois. Revenons à vous, je vous prie ; vous êtes sans doute mal servie ? Vous avez besoin d’une garde, et je dirai à l’aubergiste, en descendant, de vous en chercher une dès aujourd’hui.

Je crus qu’elle allait répondre à ce que je lui disais, mais je fus bien étonnée de la voir tout à coup verser une abondance de larmes ; et puis, revenant à ce nombre d’années que j’avais passées éloignée de ma mère : Depuis vingt ans qu’elle vous a perdue de vue ! s’écria-t-elle d’un air pensif et pénétré ; je ne saurais entendre cela qu’avec douleur ! Juste ciel ! que votre mère a de reproches à se faire, aussi bien que moi ! Eh ! dites-moi, mademoiselle, ajouta-t-elle sans me laisser le temps de la réflexion, pour qui vous a-t-elle si fort négligée ? Dites-m’en la raison, je vous prie ?

C’est, lui répondis-je, que je n’avais tout au plus que deux ans quand elle se remaria ; et que trois semaines après son mari l’emmena à Paris, où elle accoucha d’un fils qui m’aura sans doute effacée de son cœur, ou du