Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/57

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tant, parce qu’elle me voyait plus à plaindre que jamais ; et moi, je la consolais, je lui faisais mille caresses, et elles étaient bien vraies, car j’étais remplie de sentiment : j’avais le cœur plus fin et plus avancé que l’esprit, quoique ce dernier ne le fût déjà pas mal.

Vous jugez bien qu’elle avait informé le curé de toute notre histoire ; et comme il y a des temps où les malheurs fondent sur les gens avec furie (car on ne saurait le penser autrement), cet honnête homme, en allant voir ses confrères, avait fait une chute six semaines après notre départ, accident dangereux pour un homme âgé ; il n’avait pu se lever depuis, et il ne faisait que languir ; et les fâcheuses nouvelles qu’il reçut de sa sœur, venant là-dessus, il tomba dans des infirmités qui l’obligèrent de se nommer un successeur, et dont son esprit se ressentit autant que son corps. Il eut cependant le temps de nous envoyer encore quelque argent ; après quoi il ne fut plus question de le compter parmi les vivants.

Je frissonne encore en me ressouvenant de ces choses-là : il faut que la terre soit un séjour bien étranger pour la vertu, car elle ne fait qu’y souffrir.

La guérison de la sœur était presque désespérée, quand nous apprîmes l’état du frère. À la lecture de la lettre qui nous en informait, elle fit un cri et s’évanouit.

De mon côté, tout en pleurs, j’appelai à son secours : elle revint à elle et ne versa pas une larme. Je ne lui vis plus, dès ce moment, qu’une résignation courageuse ; son cœur devint plus ferme : ce ne fut plus cette amitié toujours inquiète qu’elle avait eue pour moi, ce fut une tendresse vertueuse qui me remit avec confiance entre les mains de celui qui dispose de tout.

Quand son évanouissement fut passé et que nous fûmes seules, elle me dit d’approcher, parce qu’elle avait à me parler. Laissez-moi, ma chère amie, vous dire une partie de son discours : le ressouvenir m’en est encore cher, et ce sont les dernières paroles que j’ai entendues d’elle.

« Marianne, me dit-elle, je n’ai plus de frère ; quoiqu’il