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Je me retrouvais pourtant dans la longueur du chemin, et alors je jouis de toute ma surprise : je sentis mes mouvements, je fus charmée de me trouver là, je respirais un air qui réjouit mes esprits ; il y avait une douce sympathie entre mon imagination et les objets que je voyais, et je devinais qu’on pouvait tirer de cette multitude de choses différentes je ne sais combien d’agréments que je ne connaissais pas encore ; enfin il me semblait que les plaisirs habitaient au milieu de tout cela. Voyez si ce n’était pas là un vrai instinct de femme, et même un pronostic de toutes les aventures qui devaient m’arriver.

Le destin ne tarda pas à me les annoncer ; car, dans la vie d’une femme comme moi, il faut bien parler du destin. Le parent que nous allions trouver était mort quand nous arrivâmes : il y avait, nous dit-on, vingt-quatre heures qu’il était expiré.

Ce n’est pas là tout, c’est qu’on avait mis le scellé chez lui ; cet homme avait été dans les affaires, et on prétendait qu’il devait plus qu’il n’avait vaillant.

Je ne vous dirai point comment on justifiait cela, c’est un détail qui me passe ; tout ce que je sais, c’est que nous. ne pûmes loger chez lui, que tout était saisi, et qu’après bien des discussions, qui durèrent trois ou quatre mois, on nous fit voir qu’il n’y avait pas le sou à espérer de la succession, et que c’était dommage qu’elle ne fût pas plus grande, parce qu’elle en aurait mieux payé ses dettes.

N’était-ce pas là un beau voyage que nous étions venues faire ? Aussi la sœur du curé en prit-elle un si profond chagrin, qu’elle en tomba malade dans l’auberge où nous étions. Hélas ! ce fut à cause de moi qu’elle s’affligea tant : elle avait espéré que cette succession la mettrait en état de me faire du bien ; et d’ailleurs, ce voyage inutile l’avait épuisée d’argent ; ce qu’elle en avait apporté diminuait beaucoup, et son frère, qui n’avait que sa cure, aurait eu bien de la peine à lui en envoyer encore. Pour comble d’embarras, elle était malade : quelle pitié !

Je l’entendais soupirer : jamais cette chère fille ne m’aima