Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/576

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campagnarde de cette mère et la haute naissance de feu le marquis son père ; il l’avait plus d’une fois entendue badiner là-dessus, et n’en avait point été scandalisé. Ridiculement satisfait de la justice que cette jeune femme rendait au sang de son père, il abandonnait volontairement celui de sa mère à ses plaisanteries ; peut-être le dédaignait-il lui-même, et ne le trouvait-il pas digne de lui. Sait-on les folies et les impertinences qui peuvent entrer dans la tête d’un jeune étourdi de grande condition, qui n’a jamais pensé que de travers ? Y a-t-il des misères d’esprit dont il ne soit capable ?

Enfin ma mère, que personne ne défendait, qui n’avait ni parents qui prissent son parti, ni amis qui s’intéressassent à elle (car des amis courageux et zélés, en a-t-on quand on n’a plus rien, qu’on ne fait plus de figure dans le monde, et que toute la considération qu’on y peut espérer est, pour ainsi dire, à la merci du bon ou du mauvais cœur de gens à qui l’on a tout donné, et dont la reconnaissance ou l’ingratitude sont désormais les arbitres de votre sort ?) ; enfin ma mère, dis-je, abandonnée de son fils, dédaignée de sa belle-fille, comptée pour rien dans la maison où elle était devenue comme un objet de risée, où elle essuyait en toute occasion l’insolente indifférence des valets, même pour tout ce qui la regardait, sortit un matin de chez son fils, et se retira dans un très petit appartement qu’elle avait fait louer par cette femme de chambre dont je viens de vous parler tout à l’heure, qui ne voulut point la quitter, et pour qui, dans l’accommodement qu’elle avait fait avec son fils, elle avait aussi retenu cent écus de pension, dont elle a été près de huit mois sans recevoir un sou.

Ma mère en partant laissa une lettre pour le jeune marquis, où elle l’instruisait des raisons de sa retraite, c’est-à-dire de toutes les indignités qui l’y forçaient. Elle lui demandait en même temps deux quartiers de sa propre pension, dont il ne lui avait encore rien donné, et dont la moitié lui devenait absolument nécessaire pour l’achat d’une infinité de petites choses dont elle ne pouvait se passer dans