Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/629

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faire place à l’ambition ; que mon grand-père, informé de son inconstance et des vifs chagrins qu’il m’avait fait essuyer, refuserait d’approuver notre hymen. Rempli de ces funestes pensées, une extrême tristesse s’empara de son esprit. Ce changement ne m’échappa point ; je voulus en savoir la cause ; il m’obéit, et me communiqua ses soupçons d’un ton si douloureux et avec un désespoir si marqué, que je m’écriai en pleurant amèrement : Ah ! cher époux, quelle injustice horrible me faites-vous ! Est-il possible que vous ne connaissiez point encore mon cœur ? Ne vous ai-je pas répété cent fois que ce n’est ni votre fortune ni votre naissance qui m’ont portée à vous aimer avec la dernière tendresse, mais uniquement votre personne et votre mérite ? Soyez donc persuadé, je vous prie, que la plus brillante couronne de l’univers ne serait pas capable de me faire manquer à la foi que je vous ai jurée. Si je ne pouvais être à vous, je ne serais jamais à personne. Et, sans attendre sa réponse, je courus avec vitesse trouver le duc de Kilnare, mon grand-père, qui était dans l’appartement de madame de Miran. Je me jetai à ses pieds, et lui fis un portrait si expressif de ma tendresse pour M. de Valville, et des obligations que j’avais à madame sa mère, que le duc en fut attendri, et qu’il convint sur l’heure avec madame de Miran de me reconnaître pour sa fille et son unique héritière.

Je puis vous dire, madame, que jamais union n’a paru faite sous de meilleurs auspices ; oui, je me flatte que l’amour a allumé le flambeau de l’hymen d’un feu qui ne s’éteindra jamais. Depuis cet heureux jour, nous avons vécu comme deux amants qui ne connaissent d’autre plaisir que de s’aimer, de se dire qu’ils s’aiment, et de se le répéter sans cesse. L’officier dont je vous ai parlé, qui m’avait fait des propositions de mariage, est presque toujours dans notre compagnie. Madame de Miran ne me perd pour ainsi dire jamais de vue, tant sa tendresse est extrême. Madame Dorsin ne saurait être deux jours sans nous, ni nous sans elle. En un mot, nous passons la vie la plus délicieuse qu’il soit possible d’espérer dans ce monde.