Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/628

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mon mariage, sauta à mon cou en arrosant mon visage de ses larmes. Ah ! ma chère fille, s’écrie-t-il, reste malheureux d’un fils unique chéri, je vous retrouve enfin ! Que vous m’avez coûté de douleurs et de soupirs ! Là les sanglots lui coupèrent la parole. Jugez, madame, de mon étonnement ; vous pensez bien qu’il fut extrême. Tous les convives, attentifs à un événement si extraordinaire, ne purent refuser leur attention au récit que fit le duc. Le chanoine ayant confirmé que j’étais certainement la petite fille qui était dans le carrosse de voiture, il serait impossible d’exprimer la joie et les applaudissements de toute la compagnie ; celle du duc surtout fut inexprimable ; oui, j’entreprendrais en vain de peindre au naturel les transports de ce digne seigneur. Tendres embrassements, ravissante joie, expressions touchantes, tout fut employé pour me donner des marques de sa tendresse. Je sentis aussi de mon côté certaines émotions de cœur si douces, que je me prêtai volontiers à ses excessives caresses. Je passe légèrement sur cette heureuse entrevue ; les termes m’échappent pour en faire sentir toute la douceur.

La haute naissance et les grands biens que le duc de Kilnare possédait, et qui devaient me revenir après sa mort, me donnèrent de nouvelles grâces : tout le monde avouait que je méritais un tel père ; mais tous n’étaient pas contents de cette étrange métamorphose. Ceux qui m’avaient méprisée et persécutée avaient trop de confusion pour voir avec un œil indifférent une élévation aussi imprévue ; je sentais parfaitement que leur orgueil en souffrait ; mais, bien loin de me prévaloir de cette mortification, je tâchais d’effacer par mes caresses le reproche intérieur qu’ils se faisaient à eux-mêmes. Enfin, je puis dire sans vanité que Marianne petite-fille d’un duc ne fut pas plus fière que Marianne inconnue et sans parents.

Cependant, madame, croirez-vous que, malgré ma conduite simple et telle qu’elle avait été jusqu’ici, M. de Valville me parut fâché, mais je dis très fâché de la découverte de ma naissance ? Il se persuada que la tendresse pourrait