Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/65

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arrivons chez la personne en question. C’était un homme de cinquante à soixante ans, encore assez bien fait, fort riche, d’un visage doux et sérieux, où l’on voyait un air de mortification qui empêchait qu’on ne remarquât tout son embonpoint.

Il nous reçut bonnement et sans façon, et sans autre compliment que d’embrasser d’abord le religieux ; il jeta un coup d’œil sur moi et puis nous fit asseoir.

Le cœur me battait ; j’étais honteuse, embarrassée ; je n’osais lever les yeux ; mon petit amour-propre était étonné, et ne savait où il en était. Voyons, de quoi s’agit-il ? dit alors notre homme pour entamer la conversation, et en prenant la main du religieux, qu’il serra avec componction dans la sienne. Là-dessus le religieux lui conta mon histoire. Voilà, répondit-il, une aventure bien particulière, et une situation bien triste ? Vous pensiez juste, mon père, quand vous m’avez écrit qu’on ne pouvait faire une meilleure action que de rendre service à mademoiselle. Je le crois de même, elle a plus besoin de secours qu’un autre par mille raisons, et je vous suis obligé de vous être adressé à moi pour cela ; je bénis le moment où vous avez été inspiré de m’avertir, car je suis pénétré de ce que je viens d’entendre ; allons, examinons un peu de quelle façon nous nous y prendrons. Quel âge avez-vous, ma chère enfant ? ajouta-t-il, en me parlant avec une charité cordiale. À cette question je me mis à soupirer sans pouvoir répondre. Ne vous affligez pas, me dit-il, prenez courage, je ne demande qu’à vous être utile ; et d’ailleurs Dieu est le maître, il faut le louer de tout ce qu’il fait : dites-moi donc, quel âge avez-vous à peu près ? Quinze ans et demi, repris-je, et peut-être plus. Effectivement, dit-il en se retournant du côté du père, à la voir on lui en donnerait davantage ; mais sur sa physionomie, j’augure bien de son cœur et du caractère de son esprit : on est même porté à croire qu’elle a de la naissance : en vérité son malheur est bien grand ! que les desseins de Dieu sont impénétrables !

Mais revenons au plus pressé, ajouta-t-il, après s’être